Avez-vous déjà pâli à la vue d’une télécommande ? Claqué la porte au nez d’un voisin trop souriant venu vous réclamer des œufs ? Pas de doute : vous êtes victime de Michael Haneke et de sa propension à traumatiser le spectateur. Funny Games est, dans la catégorie poids lourd, quasiment imbattable, car une scène en particulier en décuple le caractère implacable.
Nanni Moretti est furax. En plus de manipuler la présidente du jury Isabelle Adjani pour façonner le palmarès cannois à son idée, il pose un veto clair : si le moindre prix revient à Funny Games, il tape un scandale. Ironiquement, quinze ans plus tard, c’est en tant que président qu’il décernera la palme d’Or à Michael Haneke pour Amour… Mais alors, pourquoi tant de haine en ce printemps 1997 ?
C’est vrai, le film a éparpillé la Croisette façon puzzle. La perversité du dispositif et la manière dont il pulvérise le cocon familial ont laissé nombre de spectateurs abasourdis. Mais une scène en particulier a assuré sa place au panthéon des œuvres-chocs.
La destruction méthodique du quatrième mur
Si la scène-clé de Funny Games a un tel impact, c’est parce qu’elle a été minutieusement préparée. Quand le spectateur en arrive à ce point, le récit l’a déjà pas mal amoché. Rembobinons : le film raconte comment un couple tout ce qu’il y a de plus ordinaire (interprété par Ulrich Mühe et Susanne Lothar, mariés à la ville) débarque avec chien et enfant dans sa maison de campagne.
Les voisins sont sympathiques, la vue sur le lac idyllique, bref : tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Du moins jusqu’à ce que deux jeunes gens aux gants blancs s’immiscent dans leur foyer et transforment leur vie en enfer.
Bien sûr, instaurer un contexte paisible pour mieux le faire voler en éclat constitue un point de départ classique. Mais Funny Games se démarque par la gratuité du calvaire qu’il nous jette en pâture. Qui sont ces deux tortionnaires ? Aucune idée. Pourquoi agissent-ils ainsi ? Et pourquoi pas ? rétorqueraient-ils.
La première entaille au quatrième mur intervient au bout de 28 minutes, à un petit tiers du film. Alors que la mère est plongée dans un jeu de piste macabre pour retrouver la dépouille de son chien (quand un animal est sacrifié, c’est la preuve ultime que le récit ne reculera devant rien), son geôlier se retourne vers la caméra et nous décoche un clin d’œil.
Rebelote une dizaine de minutes plus tard : les deux intrus parient avec leurs victimes qu’elles ne survivront pas jusqu’à l’aube. Puis l’un d’eux, toujours le même, se tourne vers nous et nous demande notre avis. « Vous êtes bien de leur côté ? » s’enquiert-il, sarcastique. Et bien plus vraiment, et c’est tout le problème.
Quand un personnage s’adresse directement au spectateur, il tisse inévitablement une connexion. Certes, le procédé n’est pas l’apanage des vertueux : Le Loup de Wall Street, Les Affranchis, Fight club, la série House of Cards parmi d’autres y recourent avec des individus pour le moins ambivalents. Mais on peut les comprendre, jusqu’à un certain point : leurs vices et défauts ne diluent pas leur humanité, au contraire de ces jeunes gens sans mobile ni passé.
Que cette connivence forcée émane de parfaits sociopathes glace les sangs. Nous voilà d’un coup complices, projetés à notre corps défendant du côté de l’agresseur, quand bien même notre empathie nous arrime aux victimes.
Le récit se poursuit, cruel étalage d’impuissance percé de rares (faux) espoirs. Ce n’est pas sans raison qu’Isabelle Huppert, qui en a pourtant vu d’autres (et qui tournera à plusieurs reprises pour Haneke) avait décliné ce rôle qui l’effrayait. Le dénouement se profile, l’horreur est totale.
Pour la troisième fois, tandis que ses victimes essorées crient grâce, un des tortionnaires s’adresse à nous. « Vous pensez que c’est assez ? Je veux dire, vous voulez une vraie fin ? » À ce stade, le quatrième mur n’est plus qu’un champ de ruine. Mais le spectateur est loin de se douter de ce qui l’attend.
La mort de l’espoir
Survient alors la scène pivot. Au bout d’une heure trente-six, la mère de famille réussit par surprise à attraper le fusil chargé, met en joue l’un de ses tortionnaires et l’abat sans autre forme de procès. Certes, à ce moment-là, l’irréparable a déjà été commis, la fin ne peut qu’être amère. Mais cette petite revanche rétablit enfin un début d’équilibre moral, esquissant la possibilité d’une catharsis.
Le soulagement est de courte durée. Déconcerté par ce rebondissement imprévu, le second agresseur s’agace et entreprend de… chercher partout la télécommande, qui n’a pourtant constitué un enjeu à aucun moment du récit. Après quelques secondes de quête fiévreuse, il la tire du canapé et appuie sur le bouton de retour rapide.
L’image se fige quelques instants, puis le film rembobine sous nos yeux, faisant défiler à rebours ce à quoi nous venons d’assister : la recherche de la télécommande, le corps du jeune homme projeté en arrière, le fusil… Enfin Funny Games repart dans le bon sens. Sauf qu’au moment décisif, l’agresseur est cette fois plus prompt et met en échec la tentative pour s’emparer de l’arme.
Le piège tendu au spectateur est redoutable. La scène intervient presque à la fin, au moment où pourrait se dessiner un éventuel happy end. Plus tôt, elle aurait engendré du scepticisme. En l’état, au premier visionnage, impossible d’anticiper un tel rebondissement.
Bien sûr, rétrospectivement, les coups de masse répétés dans le quatrième mur préparaient le terrain, tout comme certains dialogues lourds de sens entre des personnages un peu trop conscients de devoir assurer la bonne marche narrative des choses. Mais comment imaginer que Funny Games irait jusqu’à transgresser sa diégèse pour nous prendre par surprise ?
Un tel rebondissement laisse le spectateur parfaitement désemparé. À la manière d’un Deadpool sarcastique, outre l’effet de connivence, la dimension méta est souvent utilisée par le narrateur pour montrer qu’il a conscience des codes… pour mieux les démonter.
Le pitch de Funny Games le rapproche du home invasion, comme La Dernière Maison sur la gauche ou Panic Room. Appartenir à un genre, c’est épouser un ensemble de règles plus ou moins tacites auxquels le spectateur peut se raccrocher : que lui importe que le casting d’un slasher soit décimé puisqu’il sait pouvoir compter sur la final girl ?
Par son mépris ostensible de toute forme de carcan narratif, Haneke nous laisse en plein désarroi. Et paradoxalement, c’est au moment où l’horreur se révèle si ouvertement factice qu’elle devient asphyxiante.
Le vrai coupable, c’est nous
Depuis le début de Funny Games, Haneke joue énormément du hors-champ pour nous terrifier et nous frustrer. Il délègue le sale boulot à notre imagination, préférant suivre un homme qui va se chercher un sandwich pendant qu’un meurtre innommable est commis. De même, il évite soigneusement l’exploitation racoleuse du corps de l’actrice forcée de se déshabiller, ne cadrant que son visage humilié.
Sauf qu’en réalité, l’immense « hors-champ » sur lequel repose le film… c’est nous, de l’autre côté de l’écran. C’est pourquoi il ne cesse de nous interpeller par le biais de ses personnages : le vrai sujet de Funny Games, c’est le spectateur et son appétit de violence. Avez-vous déjà songé au nombre de morts auxquelles vous avez assisté au cours de votre vie de cinéphile ?
La scène du rembobinage est en cela cruciale, car elle assène définitivement l’intention du film. Elle nous fait déchoir de notre statut de démiurge en nous dépossédant symboliquement de la télécommande, alors que nous pensions avoir le contrôle. De nouveau, nous sommes ramenés au niveau des agresseurs. L’horreur pénètre le champ du réel, de la même manière que Samara dans The Ring.
Haneke nous prend au piège de notre voyeurisme. Impossible d’attendre encore une issue heureuse après ce coup de Jarnac. D’ordinaire, même la situation la plus insoluble laisse un brin d’espoir, et un flash forward tragique peut être contourné par une pirouette scénaristique. Pas cette fois : le réalisateur joue contre le spectateur.
Dans ces conditions, pourquoi continuons-nous le visionnage, sinon par sadisme ? « Quiconque quitte la salle n’a pas besoin de ce film; toute personne qui reste jusqu’au bout en a besoin« , expliquait le cinéaste à l’occasion de la sortie.
C’est par un dernier regard narquois au spectateur que Funny Games s’achève, alors que se profile un nouveau massacre. À l’annonce du remake US, certains lui ont-ils laissé une chance en espérant naïvement une inflexion dans le récit ? Évidemment, à l’image du reste du long-métrage, le cinéaste a reproduit la scène à l’identique, tel un ultime pied de pied.
Le problème, c’est que Michael Haneke a sous-estimé la résilience de nos déviances. Tout comme pour Orange mécanique, il n’a pu que constater que certains se délectaient de son œuvre pour sa violence transgressive, au même titre qu’un film d’horreur lambda, quitte à trahir l’intention initiale. Le réalisateur a même envisagé de détruire et renier Funny Games… En somme, lui aussi a eu très envie d’appuyer sur la télécommande !
Adoré quand j’étais jeune , insupportable maintenant que je suis père. Haneke , grand sadique se prétendant moralisateur. Je lui jette pas la pierre, ça reste une expérience ciné unique et inoubliable