En 1994, le tout premier film réalisé par Ben Stiller, Génération 90, s’est imposé comme le porte-parole de toute une jeunesse… et trente ans plus tard, le propos semble presque toujours aussi pertinent.
« Pouvez-vous me définir l’ironie ? », demande la rédactrice en chef d’un journal auquel Lelaina, alors campée par Winona Ryder, tente désespérément de postuler. La jeune femme bredouille, incapable de fournir une définition un tant soit peu cohérente, et la voici congédiée sans plus de cérémonie.
En fait, l’ironie, c’est lorsqu’un scénario semi-autobiographique écrit par une vingtenaire déterminée à défendre son intégrité tombe entre les mains d’un studio comme Universal, grand ponte de l’industrie hollywoodienne qui vient de produire le déjà cultissime Jurassic Park.
Premier crédit à la réalisation d’un tout jeune Ben Stiller, le film propose surtout le tout premier essai scénaristique d’Helen Childress, âgée de 25 ans à la sortie du film en 1994. Digne héritier d’autres odes à la jeunesse tels que le Slacker de Richard Linklater, et diffusé la même année que le Clerks de Kevin Smith, Génération 90 s’impose lui aussi comme le porte-parole d’une génération gentiment paumée, écrasée entre les deux autorités sociologiques que sont les Baby-Boomers et les Millenials. En résulte un film pensé par et pour ses contemporains, imparfait, mais pas moins à propos quelque trente années plus tard.
« Get your ass up, and work » « But where ? »
Initialement définie par la britannique Jane Deverson comme une génération « qui couche ensemble avant le mariage, qui ne croit pas en Dieu, qui n’aime pas la Reine et ne respecte pas ses parents » aux colonnes de sa revue Woman’s Own, la jeunesse née entre les années 1965 et 1980 est, incontestablement, celle d’une vaste mutation.
Outre les bouleversements économiques ayant fait des ravages sur le marché du travail, l’époque est marquée par de nombreuses fluctuations sociales, académiques, et culturelles, moult catastrophes écologiques, ou encore, la découverte tragique de l’épidémie du sida (officiellement relayée pour la première fois en 1981 entre les pages du journal New York Native). Aussi, peut-être la génération X avait-elle de bonnes raisons de délaisser les bancs des églises, mais passons.
Diffusé en avant-première à l’occasion du festival américain Sundance, Génération 90 propose le récit maladroit d’individus déboussolés par leur entrée dans la vie active. Lelaina en particulier, alter ego assumé d’Helen Childress, se voit profondément tiraillée entre ses valeurs, ses ambitions artistiques et professionnelles, et le pragmatisme que requiert l’âge adulte.
Disons que la plupart du temps, suivre son coeur en dépit de la raison ne remplit pas le frigo — ce qui, techniquement, ne semble pas trop faire défaut au personnage dont le régime se limite à enchaîner les cigarettes et les canettes de Coca Light. Mais les nobles ambitions ne paient pas le loyer non plus, et cette réalité-là est, de toute évidence, légèrement plus difficile à ignorer.
Difficile toutefois de ne pas se prendre d’empathie pour l’entêtement de Lelaina, laquelle refuse de griller des burgers au fast-food du coin, ou de plier des vêtements au GAP où travaille son amie et colocataire Vicky. Que l’on s’entende, s’il est désormais entendu qu’il n’existe pas de sous métier, Lelaina peine (consciemment ou non) à l’entendre de cette oreille. Sortie major de promotion de son université et aspirante documentariste, la jeune femme souhaite simplement trouver un emploi où ses compétences et son intellect sauront être reconnus à leur juste valeur.
« Vous êtes trop qualifiée » ou encore, « vous n’avez pas assez d’expérience » sont autant de réflexions qu’endure Lelaina après avoir été renvoyée de son poste d’assistante de production (et que n’importe quel titulaire d’un BAC+5 actuel a eu le loisir d’entendre au moins deux cents fois). Pour se distraire du monde réel, le personnage continue de plancher son magnum opus, un documentaire « s’articulant autour de jeunes gens qui peinent à se découvrir une identité propre, dépourvus de modèle, de héros, ou de quoi que ce soit d’autre ».
Armée de sa fidèle caméra, le personnage documente diligemment le quotidien de ses trois amis, Vicky, Sammy et Troy, le pseudo bad boy interprété avec brio par Ethan Hawke. Au travers de conversations, d’instants capturés sur le vif, mais aussi de témoignages plus réfléchis, Lelaina consigne leurs différents états d’âme (les élucubrations vaguement philosophiques de Troy), leurs échecs (le coming out de Sam) et leurs réussites (la promotion de Vicky au poste de manager).
La démarche, qui alterne les prises de vue orchestrées par Ben Stiller et celles censées reproduire les passages enregistrés par Lelaina, projette ainsi le spectateur au sein du même espace liminal que les différents personnages, renforçant au passage l’illusion de proximité.
Génération Anxiété
« Ils se demandent pourquoi les jeunes de 20 ans refusent de travailler 80 heures par semaine pour pouvoir s’acheter des BMW ; pourquoi la contre-culture qu’ils ont créée ne nous intéresse pas, comme si on ne les avait pas vu tourner le dos à leur révolution pour une paire de baskets. Mais la question est, que va-t-on faire maintenant ? Comment réparer les dommages dont nous avons hérité ? Chers diplômés, la réponse est simple. Je ne sais pas ».
Le discours par lequel Childress ouvre son scénario a beau fleurer bon le pessimisme, il est avant tout le produit d’une interrogation intergénérationnelle légitime : comment aller de l’avant lorsque l’avenir initialement promis semble soudainement incertain, qu’il est impossible pour la jeunesse de suivre les voies empruntées par leurs prédécesseurs, et que tout repère semble avoir disparu ?
À chaque génération son idée et son fer de lance. Pour la génération X tel que Childress et Stiller en ont fait le portrait, ledit fer de lance est relatif à l’idée de ne pas céder à la pression sociale pour ne pas devenir un « vendu ».
Lelaina et ses amis plus ou moins anticonformistes encapsulent ainsi l’incapacité de leurs pairs à se reconnaître dans l’univers de leurs aînés sans se compromettre. Les difficultés que rencontre le personnage de Winona Ryder à retrouver un emploi après son licenciement n’incombent pas uniquement aux exigences nébuleuses du marché du travail ; c’est aussi le produit d’une résistance à se plier à des impératifs bafouant sa vision des choses.
Alors fatalement, lorsque son presque petit ami Michael — jeune cadre dynamique à qui Ben Stiller prête ses traits — lui propose de soumettre les rushs de son documentaire à la chaîne pour laquelle il officie, Lelaina lui répond que merci, mais non merci. Plutôt mourir que de vendre son âme au diable en cédant son précieux projet à une chaîne grand public parodiant les MTV de l’époque.
Aujourd’hui bien sûr, un tel concept est totalement obsolète ; en effet, assurer la visibilité de son travail tout en pérennisant son réseau nécessite aux indépendants comme aux plus grandes entreprises de jouer le jeu des mille et un algorithmes sociaux. Écran Large est bien placé pour le savoir : Dieu existe, et son nom est Google.
Helen Childress en est d’ailleurs bien consciente. Lorsqu’elle écrit Génération 90, celle-ci soufflait tout juste sa dix-neuvième bougie. Désormais âgée de 54 ans, la scénariste a confié aux colonnes de Texas Monthly que « le concept d’être un vendu n’existe plus ». Puis : « J’ai deux filles qui ont presque l’âge qu’avaient les personnages, alors je leur ai montré le film. Je leur ai expliqué que le récit dénonçait le fait d’exploiter ce qui nous est important en échange d’un gain financier, ou pour le bénéfice d’une grande entreprise. « Oh, comme une publication sponsorisée sur les réseaux sociaux ? », m’ont-elles répondu ».
Aussi, rien ne garantit que Lelaina ne serait pas, aujourd’hui, prompte à publier ses images sur YouTube sous forme de vlogs hebdomadaires — et si l’occasion d’un partenariat rémunéré se présente, rien ne garantit que la jeune femme en refuserait le modeste pécule non plus.
Au demeurant, oui, inutile de le nier : un certain nombre d’éléments mis en scène ont aussi bien résisté au test du temps que les promesses d’Emmanuel Macron au terme de son double mandat. On pense par exemple au personnage d’Ethan Hawke, philosophe du dimanche et surfeur de canapés professionnel avec lequel échoue malgré tout Lelaina, le triangle amoureux à peine plus crédible que celui de Twilight, ou encore, les caprices parfois insolites de chaque personnage. Mais paradoxalement, c’est aussi ce qui a su pérenniser Génération 90 comme un titre témoin et intergénérationnel.
Parce que oui, en 2024, il existe encore des gratteurs de guitares aux cheveux gras se rêvant grands sages au coin des bars universitaires ; il existe encore des aspirants artistes persuadés de posséder un talent inédit et s’estimant de fait supérieur à n’importe quel impératif marketing. Et surtout, trois décennies plus tard, le grand paradoxe de la vingtaine subsiste encore. Qu’est-ce qu’avoir vingt ans, si ce n’est se sentir simultanément foutu et invincible ?
ah ah bel article et très belle conclusion, un film qui dépasse son statut de film pour devenir une oeuvre emblématique pour des gens comme moi qui compte les années 90 comme matrice d’une culture incontournable