Œuvre phare du film noir, à la grande influence sur le cinéma hollywoodien moderne, Gun Crazy est aussi la remarquable fable criminelle d’une malédiction américaine.
En 1950, Gun Crazy (Le Démon des Armes, en français) de Joseph H. Lewis sortait dans l’indifférence générale, englué à une étiquette de série B. Contraint par un budget serré et la censure du Code Hays, ce thriller hors-norme se voyait limité dans sa représentation de la violence et de l’érotisme. Deux sujets que le long-métrage parvient toutefois à exprimer dans ses angles morts.
Écrit par Dalton Trumbo, qui était blacklisté à Hollywood (on est à l’époque du Maccarthysme), Gun Crazy est un film contrariant. Il évoque des thèmes qui ne flattaient pas l’Amérique et porte toujours en lui l’ADN d’une forte rébellion face au puritanisme. Pour ces raisons, cette série B a laissé une empreinte et s’est distinguée par de nombreuses qualités. Aujourd’hui, son influence est indéniable. Elle est, notamment, le précurseur du légendaire Bonnie and Clyde d’Arthur Penn (1967), instigateur du Nouvel Hollywood qui brisa justement de nombreux tabous.
L’art du film noir
Gun Crazy avait de nombreuses raisons d’être précipité dans l’oubli, à son époque. Son portrait provocateur d’un couple de criminels emportés par leur passion appelait à l’empathie du spectateur. À l’inverse de beaucoup de films de gangsters du cinéma américain, la tragédie de ces antihéros n’avait soudain pas seulement vocation à montrer le mauvais exemple, mais à les humaniser, même en tant que bandits.
Le film de Lewis, donc, raconte le parcours de Bart Tare (John Dall), un jeune homme obsédé par les armes à feu, mais incapable de tuer. Sa vie bascule lorsqu’il rencontre Annie Laurie Starr (Peggy Cummins) tireuse d’élite d’une foire ambulante. Pour lui plaire, il rejoint la troupe et l’attraction entre les deux fous de la gâche se fait très vite irrésistible. Tragiquement, leur passion devient aussi le carburant d’une double quête fatale : celle de la richesse et du grand frisson. Une spirale qui ne peut qu’aboutir à l’anéantissement.
La première chose qu’il faut noter c’est que Gun Crazy, avant d’être un film d’amour ou de banditisme, est un film noir. On y retrouve un déterminisme désespéré, un regard cynique sur la société et ses faux-semblants, ainsi que des archétypes les plus classiques. L’archétype de la femme fatale, en particulier, n’y échappe pas. Annie, notre protagoniste, apparaît comme une séduisante tentatrice qui poussera Bart dans les pires dérives de ses addictions (ici, les armes à feu) avant de l’emporter dans une balade mortelle où le danger se payera contre le désir.
Lewis est un bon élève du genre du film noir, il en connaît bien les mécanismes. Il en a fait plusieurs avant Gun Crazy, comme le Maître du Gang (1949) ou So Dark the Night (1946) et il ne se prive pas d’aller puiser chez les autres. L’idée d’une foire ambulante où le héros va aller dénicher sa perte et y révéler ses vices fait d’ailleurs penser au Charlatan de Edmund Goulding (1947) – la première adaptation du roman dont sera tiré l’excellent Nightmare Alley (2021) de Guillermo Del Toro. Toutefois, si Gun Crazy s’est démarqué de la filmographie de Lewis à travers l’histoire du cinéma, ce n’est évidemment pas pour ses qualités de bon élève. Mais pour son inattendue subversion.
Annie got a gun
Et cette subversion commence avec l’archétype de la femme fatale évoqué plus tôt. Un style de personnage qu’on verra souvent être écrit comme une Lilith des temps modernes (la femme fatale du Charlatan et de Nightmare Alley est littéralement nommée Lilith, d’ailleurs). Dans la mythologie hébraïque, Lilith est la supposée première épouse d’Adam (selon certaines interprétations), antagoniste de ce que sera Ève, car celle-ci ne se soumet pas. La rébellion de Lilith la condamne à être démoniaque, mais aussi à connaître une liberté très rare et une aspiration à plus encore.
C’est ainsi que dans le film noir, la femme fatale incarne une certaine puissance féminine (souvent manipulatrice) tout en étant figure de vice. Dans Gun Crazy, Annie coche toutes les cases. Elle est séductrice et particulièrement dangereuse avec ses armes et son don pour le tir. Le titre original du long-métrage, Deadly Is the Female, mettait même en avant une idée d’ultime femme fatale avec ce personnage. Pourtant, on est bien loin de s’en tenir à ça. Car si Annie est effectivement une sulfureuse anti-héroïne, Gun Crazy va transcender cet archétype.
Certes, Annie a un flingue et elle sait comment pousser son homme à faire ce qu’elle souhaite. Mais pour autant, elle n’est pas la vile manipulatrice qu’un autre scénario de film noir aurait pu faire d’elle. Très vite dans Gun Crazy, l’amour réciproque entre Annie et Bart apparaît comme absolument authentique et leur relation comme égale. L’ironie voulant que ce soit dans l’illégalité que ce couple étrangement moderne s’émancipera des rapports de force conservateurs entre homme et femme et vivra une idylle presque pastorale.
Dans une scène de séparation interrompue très émouvante, Bart et Annie renonceront à se quitter pour s’unir dans un baiser plus enthousiaste que celui d’un mariage. Notre Lilith est amoureuse. Et cet amour-là ne la rendra pas moins libre ou forte. Elle a trouvé son égal. Et c’est par ce rebondissement surprenant que Gun Crazy subvertit d’abord le genre du film noir. La descente dans le crime n’est plus seulement une tragédie : c’est une véritable échappatoire, pour un homme et une femme, hors du cadre sociétal standard.
Les noces rebelles
Enfin, on ne va pas ignorer éternellement l’éléphant au milieu de la pièce. Bart et Annie sont Bonnie Parker et Clyde Barrow. Le célèbre couple de braqueurs de banque ayant sévi durant le XXe siècle aux États-Unis est évidemment la première source d’inspiration du film – et la boucle sera bouclée avec le long-métrage d’Arthur Penn de 1967 (« Arthur Penn lèvera le voile avec Bonnie and Clyde, qui doit beaucoup à Gun Crazy » écrivait le critique Sam Adams dans le Philadelphia City Paper en 2008).
Et la qualité de Gun Crazy est de s’être emparé de cette histoire non sous un angle de récit de monstres ou de marginaux, mais sous celui d’une rencontre amoureuse entre deux Américains… sommes toutes sympathiques. Bien que le film s’inscrit dans une certaine contre-culture (de par sa figure féminine émancipée et son romantisme impudique marginal), les personnages eux sont plutôt en phase avec les valeurs des États-Unis. Les armes, l’individualisme, l’accumulation des richesses, l’excès des passions… tout ça hurle : USA. Et pourtant, les USA ont tué Bonnie et Clyde. Tout comme ils tueront Bart et Annie. Que doit-on en comprendre ?
Pour trouver une réponse, revenons sur le personnage de Bart et sur la scène d’ouverture de Gun Crazy, qui définit la relation paradoxale qu’il entretiendra avec les armes. Enfant, Bart en est fasciné par les fusils et leur utilisation, au point d’en voler un. C’est pourtant un gentil garçon de la campagne et tout le monde plaidera en sa faveur au tribunal. Un flashback révélera même, durant ce prologue, comment Bart a développé son aversion pour le meurtre, dans une séquence d’innocence brisée – qui rappellerait presque celle du début de Tu ne tueras point de Mel Gibson.
Devenu adulte, Bart aime toujours autant les armes. Mais d’un autre côté, c’est aussi un incorruptible bon samaritain. Un gendre idéal, honnête, qui déteste la violence malgré sa belle collection de colts. Ce paradoxe entre attraction et répulsion est déjà révélateur d’un conflit moral très américain. Lié à son deuxième amendement bien sûr, mais pas seulement. Bart est ainsi à la fois victime et produit de son environnement et de l’imaginaire collectif qui valorise les armes : les jeux d’enfants avec des revolvers, les vitrines des armureries en plein centre-ville, les fantasmes du western et des pistoleros. Tout ça pousse alors vers un goût pour l’arme et son esthétique.
C’est là le twist le plus brillant de Gun Crazy. Oui Annie est le déclencheur de la chute de Bart… mais elle, aussi, est le produit de cette Amérique des armes (et de ce fameux Démon des armes qui a fait le titre français du film). Sa seule faute est d’avoir désiré un peu plus ardemment que Bart cette liberté permise (et parfois promise) par leur utilisation. Une liberté qui, dans le système américain, est essentiellement liée à l’acquisition, par tous les moyens, de la fortune et du luxe. Par amour, Bart ne résiste pas. Mais de toute façon, il était dès le départ gangréné par une véritable malédiction. On en revient ici à un thème récurrent du film noir, génialement tourné contre la politique des armes.
La mise en scène de Joseph H. Lewis amplifie ce sentiment de fatalité. La caméra, souvent placée à hauteur d’homme, capte l’obsession des personnages et la tension palpable de leurs actes. Tout en cherchant à éviter une violence trop explicite (pour respecter la censure), Lewis a le bon instinct d’utiliser la concision de son montage pour révéler la facilité avec laquelle la brutalité apparaît, comme un éclair, un pistolet à la main. On a jamais de gros plans sur les armes ou sur les impacts des coups de feu. Tout va très vite, trop vite. Tout comme le désir de nos personnages, la mort leur échappe tel un faux mouvement. Aussitôt, le crime a été commis. Ils n’étaient pas méchants pourtant…
La malédiction du deuxième amendement
Une séquence clé est celle du premier meurtre (du moins le premier montré à la caméra) commis par Annie. Durant un braquage de banque qui se passait plutôt bien (« leur dernier gros coup », comme le dirait Dutch Van Der Linde), soudain, une employée sonne l’alerte. Sans réfléchir, Annie tire sur elle. Le montage est si rapide qu’on a à peine le temps de voir. Est-ce qu’elle l’a tué ? Elle dit à Bart qu’elle a seulement voulu lui faire peur. Il la croit. Mais le spectateur, lui, a un doute… Annie elle-même douterait de ce qu’elle a vraiment fait.
Plus tard, lorsque la nouvelle d’un meurtre est donnée dans les journaux, c’est la sidération qui s’empare de Bart. Comment cela a-t-il pu se produire ? Il fallait pourtant s’y préparer. Celui qui vit par le glaive ne peut que s’attendre à ce qu’il lui serve un jour ou même que celui-ci se retourne contre lui. Peu importe la moralité de Bart, l’arme n’est pas un ami du pacifiste. Ainsi, le bon samaritain, qu’il est, devient une allégorie géniale des USA et de sa vaine vertu.
La conclusion de Gun Crazy n’en est que plus glaçante. Ce couple si attachant, si humain, s’autodétruit dans un moment de panique. En 1950, le film dit au spectateur que ces Bonnie et Clyde n’étaient pas des monstres. Ils étaient des citoyens américains ordinaires. Ils se sont certes écartés de la loi, mais la frontière entre le bien et le mal était si fine qu’il n’a pas fallu grand-chose pour la traverser. La passion a mis le feu aux poudres, mais qui avait placé là toute cette poudre, à la base ?
Entre l’impertinence du film et ses aspects transgressifs (malgré son autocensure, son ambiguïté morale et érotique transparaissait tout de même très bien), Gun Crazy a beau être un échec commercial à sa sortie, il a marqué les mémoires. Un certain Martin Scorsese le citera notamment parmi ses plus importantes références dans le documentaire Un voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain, de 1995..
Plus qu’un petit film noir des années 50, Gun Crazy est une belle histoire romantique, servant à illustrer les affres de l’amour maudit des armes propres aux États-Unis. C’est aussi le premier grand duo de criminels du cinéma américain, complices du spectateur dans leur cavale. Ce qui fait de Bart et Annie les parrains de films comme Bonnie and Clyde, mais également de Tueurs nés d’Oliver Stone (1994), de True Romance (1993) de Tony Scott ou du sublime Thelma et Louise de Ridley Scott (1991).
En embrassant l’interdit, Bart et Annie ont défié le temps. Et si leur destin est marqué par la mort, leur amour enflammé et leur quête désespérée résonnent encore aujourd’hui, preuve que certaines balles ne cessent jamais vraiment de ricocher.
Il me semble avoir lu que ce film a été financé par une boite de production créée afin de blanchir l’argent de mafieux …