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Le Goût des autres : comment Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri ont finalement tutoyé la perfection

Par Ange Beuque
3 octobre 2024
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Le goût des autres : comment Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri ont finalement tutoyé la perfection

Après une longue collaboration jalonnée de succès éclatants, Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri touchent au sublime avec Le goût des autres. Pour le duo, qui avait déjà forcé l’admiration avec Cuisine et dépendances, c’est l’aboutissement d’une formule rodée jusqu’à une forme de perfection.

Le 1er mars 2000, le merveilleux Magnolia de Paul Thomas Anderson paraît sur les écrans français. De nombreuses trajectoires se télescopent au sein d’un récit choral qui parle des êtres humains, de leurs liens, de leurs douleurs. Le même jour sort Le Goût des autres… dont les ambitions narratives sont finalement assez similaires.

Pour Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui, c’est un nouveau coup d’éclat. 3,8 millions de spectateurs en France, quatre Césars (dont celui de meilleur film), une nomination pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère et une couverture critique à peu près unanime : ce triomphe spectaculaire rappelle qu’on peut faire du cinéma à la fois fin et populaire. Il couronne surtout une aventure créative hors-norme.

Eh bien! Régnez, cruel, contentez votre gloire

Un duo brillant parvenu à maturité

D’énigmatiques intrus menacent la tranquillité factice d’un cocon. En dépit de ce contexte propice à la gravité, le récit déborde d’humour, qu’il soit absurde ou langagier. Non, il ne s’agit pas du pitch d’une création d’Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, mais de la pièce de théâtre L’Anniversaire, que l’on doit au prix Nobel de littérature anglais Harold Pinter. En 1986, le metteur en scène Jean-Michel Ribes décide de la monter. Sans le savoir, il va par sa distribution provoquer la rencontre d’un des duos les plus fertiles de l’histoire du cinéma français.

Bacri/Jaoui, Jaoui/Bacri, par quel bout qu’on le prenne, c’est du solide, une Appelation d’Origine Protégée de qualité supérieure. Après leur coup de foudre, les deux larrons se lancent dans l’écriture à quatre mains, signant notamment la pièce à succès Cuisine et dépendances qui arrache un Molière avant d’aller conquérir plus de cœurs encore sur grand écran.

Je ne dispute plus. J’attendais, pour vous croire,

Attirés par le cinéma, ils écrivent pour Alain Resnais (Smoking / No Smoking, On connaît la chanson) ainsi que Un air de famille de Cédric Klapisch, qui les révèle au public. Ils décrochent pas moins de trois Césars sur cette période. Pour Jaoui, ce n’est qu’un début puisqu’elle s’imposera au fil des ans comme la femme la plus récompensée de l’histoire de la cérémonie. Et en interprétant leurs propres scénarios, les noms et visages des deux compères deviennent rapidement identifiables.

Ils forment alors une marque, un label d’excellence à la patte bien reconnaissable. Réussissant l’exploit de s’attirer autant les faveurs du public que les éloges de la critique, ils se distinguent par leur façon de porter le verbe au gré de dialogues virevoltants et de cerner avec une acuité singulière les caractères de leurs semblables.

Que cette même bouche, après mille serments

Dès lors, deux voies s’ouvrent à eux pour ne pas lasser leur public : se diversifier, en osant des genres radicalement différents ou des projets en solo, ou perfectionner encore et encore leur style. Ils choisissent la seconde solution et ne cessent d’affiner leur écriture, assumant d’être devenu cette hydre que Resnais surnommait affectueusement « Jabac ».

Pour Le Goût des autres, ils partent en terrain connu et s’entourent d’amis ou de collaborateurs de confiance, dans une logique proche de la troupe de théâtre. Bacri a déjà tourné Didier avec Alain Chabat et rencontré Gérard Lanvin dix ans plus tôt dans Mes meilleurs copains. Wladimir Yordanoff a participé à Un air de famille (la pièce et le film), Sam Karmann passe une tête et les petits nouveaux (Anne Alvaro) sont intégrés comme s’ils faisaient partie du gang depuis des décennies.

Histoire de conserver un plein contrôle, les Jabac se produisent eux-mêmes. C’est (évidemment) entre amis, dont leur fidèle Sam Karmann, qu’ils ont créée à parts égales Les Films A24 dès 1997. La société soutient logiquement les projets de ses fondateurs (Kennedy et moi de Sam Karmann… avec Jean-Pierre Bacri). Pour Le Goût des autres, ils s’associent notamment avec Charles Gassot, qui a déjà produit Un air de famille.

D’un amour qui devait unir tous nos moments,

Le polar abandonné

À ce stade de leur carrière, Jaoui et Bacri sont plus que rôdés à l’écriture commune. Les deux compères ont l’habitude de se poser sur un divan et de discuter en noircissant des carnets. Ils peaufinent le scénario jusqu’à en être totalement satisfaits avant de se consacrer aux dialogues. Lorsqu’ils s’attellent au Goût des autres en 1998, celui-ci est destiné à devenir… un polar.

Pour une fois, le duo a envie de se confronter au cinéma de genre. Le problème, c’est qu’au fil de l’écriture, ils ne cessent de se heurter aux clichés qu’ils souhaitaient éviter. À force de retomber sur des impasses, l’évidence se fait, commune : il faut réinventer le projet.

La vérité, c’est que lorsque l’on balise trop dès le départ, en général, c’est un échec et on abandonne. Le Goût des autres devait être un film policier. Nous avons travaillé deux mois avec ces contraintes avant de lâcher prise.

Agnès Jaoui dans L’express
Cette bouche, à mes yeux s’avouant infidèle,

Mais pas question pour autant de repartir à zéro ! Car au fil de l’écriture, des personnages ont émergé qui leur tiennent à cœur, à l’image du garde du corps, du chauffeur, de la dealeuse. Ils les conservent en l’état et se content de les basculer dans un registre différent. Libérés des contraintes de la forme, ils en préservent les relations, leur véritable sujet.

Agnès Jaoui a particulièrement envie d’un film choral : d’autres protagonistes sont donc greffés au récit, de l’actrice à l’habilleuse, chacun pourvoyant un riche nuancier de situations. Ils sont, comme à l’habitude de leurs créateurs, conçus dans une perspective multidimensionnelle afin d’éviter la caricature ou la condescendance. Nombre de scènes sont prévues dans un café, authentique concentré de société propice aux croisements impromptus.

M’ordonnât elle-même une absence éternelle.

Bacri et Jaoui renouent donc avec la dramédie, dans la veine de leurs précédents travaux, pour traiter cette fois des préjugés et de la dictature du bon goût. Ils souhaitent explorer, non sans leur humour habituel, les fractures socioculturelles qui s’immiscent entre les êtres, quand bien même ils sont amenés à se fréquenter (par amour, par nécessité avec le garde du corps…). L’objectif, c’est de pointer, sans hypocrisie ni fausse pudeur, les œillères dont se parent même les plus prompts à revendiquer leur ouverture d’esprit.

Quel meilleur symbole pour traiter ces problématiques que le théâtre ? En plus de leur permettre de clamer leur amour pour le 6e art, celui-ci possède, tout comme le cinéma ou la littérature, une grille de lecture à deux vitesses : d’un côté, les pochades populaires, de l’autre les grands classiques revisités par des auteurs, jugés plus nobles… ou plus chiants, selon la perspective adoptée.

Déjà abondamment célébrés pour la virtuosité de leurs scénarios, Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri livrent une nouvelle perle d’intelligence, de finesse, de sensibilité, de drôlerie aussi. Oscillant entre la comédie romantique, dramatique ou mélancolique, Le Goût des autres est servi par des dialogues exquis, qu’ils traitent de sujets triviaux à la Tarantino (les discussions entre Chabat et Lanvin sont irrésistibles) ou de questions existentielles.

Moi-même, j’ai voulu vous entendre en ce lieu.

L’avènement d’une réalisatrice

Mais si Le Goût des autres marque l’aboutissement de leur démarche, c’est aussi parce que, pour la première fois, Agnès Jaoui passe derrière la caméra. Non contente d’être déjà actrice, scénariste et productrice, cette touche-à-tout ajoute une corde à son arc et parachève son obsession du contrôle.

En réalité, la transition lui avait été proposée dès Cuisine et Dépendances. Elle n’avait alors même pas trente ans : ne se sentant pas capable de relever le défi, elle avait décliné, mais l’idée lui était restée en tête.

Je n’écoute plus rien, et pour jamais, adieu.

Cette fois, elle se sait prête. Car Jaoui a logiquement mis ses compétences d’observatrice hors pair à contribution pour apprendre sur le tas : elle se réclame ouvertement d’Alain Resnais ou de Cédric Klapisch, pour lesquels elle a joué. En s’octroyant le rôle de la serveuse ascendant dealeuse, elle assume de rester légèrement en retrait pour mieux se consacrer à ses nouvelles attributions.

Jaoui démontre d’emblée un style affirmé, sans se chercher une légitimité de façade par de l’esbroufe inutile. Soucieuse de laisser toute la place aux dialogues, elle restreint les mouvements de caméra. Sûre de son texte, elle bride la marge d’improvisation de ses comédiens, qui ont eu le temps de se familiariser avec leurs répliques au gré des répétitions.

Seigneur, songez-vous en vous-même Combien ce mot cruel est affreux quand on aime

Elle participe même au montage, après avoir fait ses armes sur la bande-annonce de On connaît la chanson. Épaulée par Hervé de Luze, qui a emballé la plupart des films de Roman Polanski, Claude Berri et Alain Resnais, elle procède à très peu de coupes. Épanouie dans ce nouveau rôle, qui complète les autres sans les étouffer, elle récidivera en se chargeant personnellement des futurs scénarios estampillés « Jabac ».

Le duo a prolongé ce sillon pendant plusieurs années (Comme une image, Parlez-moi de la pluie…) sans fausse note, mais sans tout à fait égaler la perfection du Goût des autres. Place publique sera leur dernière collaboration en 2018 : la mort de Jean-Pierre Bacri trois ans plus tard précipite la fin de cette folle aventure créative qui, aussi riche a-t-elle été, laisse désormais un goût de trop peu.

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mcinephilly

J’ai fait une rétrospective des films Jaoui/Bacri cette année, j’en ai découvert plusieurs dont celui-ci. Aucune fausse note dans cette filmographie et je suis assez d’accord, Le gout des autres est proche de la perfection.

bof

J’adore ce film. Le meilleur du duo, selon moi.