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Le Megalopolis en béton armé qui a fait rêver Francis Ford Coppola : Le Rebelle, avec Gary Cooper

Par Boris Szames
14 juillet 2024
Gary Cooper dans Le rebelle

Dans la catégorie des films haut perchés, Le Rebelle de King Vidor mérite une place d’honneur. Sorti en 1949, ce drôle d’objet théorique a longtemps fasciné Francis Ford Coppola et d’autres géants de son calibre.

À chaque époque, son rebelle. Pour les millennials, l’archétype trouve son incarnation dans une princesse Disney à toison rousse. Les générations X et Z prêtaient au renégat les traits de Lorenzo Lamas, belle gueule à nuque longue disparue à la frontière du nouveau millénaire. Cinquante ans auparavant, James Dean personnifia le « rebelle sans cause » des baby-boomers dans La Fureur de vivre de Nicholas Ray.

Avant ça, un certain Howard Roark incarna la quintessence de l’insoumission dans une œuvre matricielle à bien des égards, Le Rebelle (The Fountainhead, en VO). D’abord un best-seller sulfureux de la romancière et philosophe Ayn Rand, La Source vive, publié en 1943. Puis son adaptation cinématographique réalisée par King Vidor, en salles six ans plus tard.

« Voici mon dossier pour Ecran Large »

Randement

De motos, de gros flingues et de gomina il n’y a point dans ce film aussi tranchant qu’une arête coincée dans la gorge. Du sexe, de la sueur et de la mégalomanie, beaucoup. Le rebelle en titre joué par le cowboy Gary Cooper porte un costume sobre, la mèche ondulée. Trêve de plaisanterie capillaire, que nous raconte donc Ayn Rand dans son brûlot bétonné ?

La source vive éponyme jaillit du cerveau en surchauffe d’un architecte new-yorkais (Cooper/Roark, donc), inflexible idéaliste, qui préfère casser du caillou dans une carrière plutôt que de compromettre ses idées. Le succès vient à qui sait attendre et Roark a une patience d’ange. Ses créations architecturales d’un genre nouveau, d’imposantes bâtisses en béton, finissent par rencontrer le succès, attisant la haine des conservateurs et la flamme de la passion qui consume Dominique Francon (Patricia Neal), journaliste du Banner, quotidien populiste dirigé par un magnat cynique, Gail Wynand (Raymond Massey).

Super déco

S’organise alors une cabale menée par un éditorialiste aux dents longues, Elsworth Toohey (Robert Douglas). Lorsqu’il dynamite des logements sociaux dont il a secrètement signé les plans pour le compte d’un camarade à la seule condition de garantir l’intégrité du projet face aux promoteurs (clause contractuelle bafouée, bien sûr), Roark devient l’ennemi public n°1 et défend au tribunal sa liberté totale de créer sans avoir à « plaire à ses concitoyens ». La justice tranche finalement en sa faveur, sacrant le triomphe de l’individu dans l’Amérique du New Deal. Au-delà d’une déclaration de guerre au collectivisme, le portrait en creux d’un artiste intransigeant.

Photo du Rebelle
HLM ou bunker ?

King Vidor, l’homme qui n’a pas d’étoile

Les grands ouvrages, King Vidor en faisait son affaire. L’homme qui n’a pas d’étoile sur le trottoir le plus célèbre de Los Angeles a réalisé quelques-uns des fleurons de l’âge d’or du cinéma hollywoodien. Du mélo (Stella Dallas) au western (Duel au soleil) en passant par le film de guerre (La Grande parade) et la chronique sociale (La Foule), ce génial touche-à-tout a défriché à peu près tous les genres, sans sacrifier à ses obsessions.

A partir des années 20, le cinéma vidorien galvanise passionnément l’individu happé par la gloire : capitaines d’industrie (Une romance américaine), guerriers intrépides (Le Grand passage), mais aussi les déclassés (Notre pain quotidien). Une pasionaria libertarienne qui détonne dans le système des studios où le réalisateur a dû composer avec les desiderata des gros bonnets, à l’instar de Howard Roark avec ses clients.

C’est d’ailleurs à la MGM qu’il a creusé son sillon, parfois avec quelques accrocs. « Je n’ai jamais trouvé [ce système] étouffant », affirme-t-il à Richard Shickel dans The Men Who Made the Movies. Jusqu’à ce que le vent ne tourne et que les films se vendent sur le mode du packaging, scénario et stars à la clé : « J’ai trouvé que ça n’était pas à mon goût ».

Des mines réjouies

Le Rebelle n’arrive pas par hasard dans ses mains. King sort à peine d’une analyse jungienne lorsque la Warner lui propose de porter à l’écran le scénario d’Ayn Rand : « J’étais très conscient de la « reconnaissance avec soi-même » [processus par lequel un individu conscientise son individualité, ndlr], du pouvoir et de la nature divine en chacun de nous ». Dont Howard Roark, que Rand décrit dans sa correspondance avec l’architecte Frank Lloyd Wright, modèle inavoué du personnage, comme un parangon de masculinité.

Surtout, Vidor vient de claquer la porte de la MGM après le tournage de Duel au soleil, épuisé par les mémos du producteur David O. Selznick. « Si Roark a eu raison de démolir ses constructions non conformes à ses projets, pourquoi ne détruirais-je pas les négatifs de mes films, montés contre ma volonté ? », rétorquera-t-il quand on menacera de couper le très long monologue de Gary Cooper (6 minutes environ) à la fin du film. Ou comme l’énonce Roark lui-même : « Je fixe mes propres critères. Ma récompense, c’est mon travail. Aime ce que tu fais, pas les gens pour qui tu le fais ».

Plus qu’une « critique du diktat des financiers imposé aux artistes », selon Luc Moullet dans les pages de Positif, Le Rebelle est une œuvre traversée par une forte pulsion libidinale.

Gary Cooper, le gentleman qui n’en était pas un

Sexe intentions

Qu’il fut compliqué de trouver un visage à Howard Roark ! Dans La Source vive, Ayn Rand le compare à « une loi de la nature, quelque chose qu’on ne peut ni interroger, ni altérer, ni implorer ». Pas vraiment une gueule d’amour. C’est pourtant à un sex symbol que le rôle est finalement revenu : Gary Cooper, parfait héros américain alliant virilité torride et force tranquille dans ses rôles de cowboy. Un monsieur Tout-le-monde (L’Homme de la rue de Frank Capra) dont Patricia Neal se souvient des mains « longues, gracieuses et belles » dans ses mémoires As I am.

S’il y joue à contre-courant de son registre habituel, « Coop » exsude le sexe dans Le Rebelle. Un érotisme moite suinte du cadre dès la première rencontre entre Roark et Francon. L’un, manches retroussées, gros « engin » de chantier en main, laisse deviner un torse dégoulinant de sueur à travers sa chemine. L’autre, poitrine haletante, le domine du regard. Commence un jeu sadomasochiste magistralement orchestré par King Vidor.

Pur BG, comme on dit dans le jargon

Il faut dire que le cinéaste est rodé à l’exercice. Qu’on pense à la fureur charnelle de Jennifer Jones dans Duel au soleil ou à l’entrejambe de Kirk Douglas dans le plan d’ouverture de L’Homme qui n’a pas d’étoile. Phallique, Le Rebelle l’est indubitablement. Vidor jalonne son film de turgescences jusqu’à un final littéralement priapique : un travelling vertigineux en contre-plongée le long d’un gratte-ciel au sommet duquel trône un Gary Cooper, muscles saillants… Plus surprenant, le réalisateur ne sexualise pas Patricia Neal.

Dominique Francon castre (voir la manière dont elle rabroue l’objet de son amour), châtie (quand elle rosse Howard Roark d’un coup de cravache), détruit (une statue grecque qu’elle jette par la fenêtre de son appartement). « Elle est passionnée et inhibée, mais elle possède trop de traits masculins pour être considérée comme une femme », avance hasardeusement Merrill Schleier dans une publication universitaire. « Rand la montre masochiste et défaitiste, capable seulement d’actes destructeurs, contrairement à Roark, qui crée… ».

Ce trouble dans le genre bascule à la faveur d’un changement subtil et progressif de costume, Francon troquant son col roulé noir « unisexe » contre un négligé plus suggestif. Et Vidor d’illustrer ainsi ce que Jacques Lourcelles nomme un « combat d’abstractions » dans son Dictionnaire du cinéma.

Gary Cooper et son gros engin

Un monde de brutes

Drôle d’objet théorique que Le Rebelle. Pas tout à fait un biopic (« Mon héros n’est pas vous. Je n’ai pas l’intention de suivre dans le roman les événements de votre vie et de votre carrière », soutient Rand dans un courrier adressé à Frank Lloyd Wright), pas vraiment un drame romantique… C’est que Vidor joue dangereusement sur le terrain des idées.

Le credo individualiste d’Ayn Rand innerve Le Rebelle, pamphlet ultra-libéral doublé d’une diatribe acide contre l’altruisme.  « Avant de faire des choses pour les gens, il faut s’assurer qu’on est capable de les faire », met en garde Roark. « Pour en être capable, il faut aimer le travail, pas les gens. Il faut aimer ton travail, pas la cause que tu veux servir. […] Ma récompense, mon objectif, ma vie, c’est le travail. » Une philosophie monolithique à l’image de son grand œuvre architectural.

Béton, verre et acier tapissent les arrière-plans du Rebelle, manifeste proto-brutaliste qui s’ignore. Né au tournant des années 50, ce style architectural austère répond au besoin impératif de loger une population en forte croissance dans les métropoles au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Une utopie sociale qu’Ayn Rand célèbre à son insu dans ses carnets pendant l’écriture de La Source vive : « Simplicité, élimination des détails et des fioritures […] Lignes droites et géométriques. Architecture « organique » ».

Il est gros mon building

Habité par ce flagrant paradoxe, Howard Roark, chantre de la verticalité extrême et de l’épure, rêve de transformer New York en « cité idéale » comme l’imagina quarante ans auparavant l’urbaniste Daniel Burnham, bâtisseur du premier gratte-ciel à ossature métallique de la ville, le Flatiron Building. Et le fera plus tard César Catilina (Adam Driver) dans le chaotique Megalopolis de Francis Ford Coppola, monument de cinéma qu’irrigue La Source vive

On pourrait dérouler une très longue liste des œuvres tributaires du Rebelle, des célèbres exégètes d’Aynd Rand (de Ronald Reagan à Steve Jobs, en passant par Donald Trump, Michael Caine et Jimmy Wales, créateur de Wikipedia). Mais à quoi bon ? Jalon incontournable de l’Americana, film de King Vidor et le roman dont il est tiré cristallisent l’insolvable paradoxe du pays du Coca-Cola, de la libre-entreprise et des masses laborieuses.

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Data

The Fountainhead ou l’éloge du terrorisme au nom de la création individuelle.
Ça a abouti à l’ultra libéralisme .

Mathilde T

@rientintinchti2 Ayn Rand, traumatisée par la révolution bolchevique émigra aux Etats-Unis et défendit dans ses romans une forme d’individualisme, de volonté de puissance anti-état providence et proche des libertariens qui fit mouche en Amérique chez les élites . Sans apprécier son idéologie (je la juge excessive) elle possède un vrai style littéraire dans ses romans S-f ( La Grève, etc) . Voilà 🙂

galetas

Excellent film dont le rare inconvénient est un gary COOPER déjà trop âgé pour le rôle.
Je ne suis pas sur qu’il soit disponible en dvd…

rientintinchti2

Ce film est un chef d’oeuvre dans ma mémoire. J’ai cependant des doutes sur la pensée d’Ayn Rand. Faut que je m’y penche un peu plus