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Le meilleur film pour devenir complotiste (ou parano) : I comme Icare avec Yves Montand

Par Léo Martin
27 août 2024
6 commentaires
Le meilleur film pour devenir complotiste : I comme Icare

Dans I comme Icare, de Henri Verneuil, Yves Montand mène l’enquête sur l’assassinat d’un président… jusqu’à révéler un vaste complot aux résonances familières.

Dans un pays fictif, un président est assassiné. Non loin du crime, les regards de quelques passants sont braqués vers un même point fixe. Ils sont les seuls à avoir vu une vérité. Mais quelle est-elle ? Quelle qu’elle soit, cette vérité est mortelle et elle brûlera impitoyablement tous ceux qui tenteront de la contempler. Et de ce fait, elle n’en devient alors que plus obsédante encore. La fascination pour cette vérité qui tue, c’est le moteur du film I comme Icare, le thriller d’Henri Verneuil sorti en 1979.

Le cinéaste français est à l’époque très inspiré par l’imaginaire entourant l’assassinat de John F. Kennedy à Dallas en 1963. Et il est loin d’être le seul. Les théories du complot qui entourent le meurtre passionnent et se trouvent en même temps à l’origine d’un climat paranoïaque inédit aux États-Unis. Un conspirationnisme qui n’est plus tourné vers l’extérieur, mais vers l’intérieur du pays. I comme Icare s’empare de cette anxiété moderne pour en imprégner son cinéma. Et c’est évidemment captivant.

Zoom sur un assassinat

A cause de JFK

Aux côtés de l’écrivain Didier Decoin, Verneuil élabore avec soin, pendant près de deux ans, un scénario inspiré de l’affaire JFK. C’est le mystère enveloppant la commission Warren (le rapport présidentiel qui a conclut que c’est bien Lee Harvey Oswald qui fut l’auteur du meurtre et que celui-ci a agit seul) et les morts très suspectes de plusieurs témoins pendant l’enquête qui l’intéressent. En plus de ses propres recherches, Verneuil puise aussi ses ressources dans l’excellent film À cause d’un assassinat d’Alan J. Pakula (1974).

Ces deux longs-métrages sont chacun devenu depuis des films matriciels du thriller paranoïaque post-Kennedy. Sans prétendre raconter la vraie histoire de l’affaire JFK, ils participent à en solidifier le mythe et à en recréer l’énigme. Tout ça en attachant une importance sainte à la vraisemblance du récit. C’est un point crucial, car si le film de Pakula et celui de Verneuil bâtissent un narratif complotiste, ce dernier n’apparaît jamais comme malhonnête ou vicieux. Il est au contraire prudent.

Soyez vigilant, ce film ne vous dit pas toute la vérité…

En 1979, dans une émission de Michel Drucker pour la promotion du film, Verneuil révèle la note d’intention de I comme Icare :

« Jamais, dans mes 30 ans de cinéma, je n’ai pris un évènement pour le déformer un peu et dire « voilà comment les choses se sont passées. » Ce n’est pas mon propos. Mon propos est de prendre l’évènement comme toile de fond. Si l’évènement peut nous mener quelque part. Si l’évènement doit rester tel qu’il est, ça ne m’intéresse pas. Mais si, grâce à cet évènement, nous pouvons […] aller vers une réflexion, alors là je suis partant... »

Si le réalisateur s’attache à la cohérence de son sujet (qu’il a révisé avec sérieux), il sait bien que la volonté d’en reconstituer la réalité est aussi vaine que peu intéressante d’un point de vue artistique. Car un film ne peut jamais prétendre à dire le vrai. Mais, en revanche, il peut partir du vrai pour développer une réflexion nouvelle. Le nom du meurtrier dans I comme Icare aura ainsi très peu d’importance, comme le complot lui-même… Ce qui intéresse Verneuil c’est bien sa réflexion de cinéma, développée à partir de tout ça.

Une époque paranoïaque

Alors, qu’est-ce donc que cette réflexion à laquelle souhaitait arriver Verneuil et qui prend racine dans les complots, meurtres en série et la politique américaine ? D’abord, revenons à l’histoire du film. I comme Icare met en scène des faits similaires à l’assassinat de JFK, mais en les transposant dans un pays fictif et non nommé. Les personnages, dont le président, ont également des identités différentes.

Un procureur du nom d’Henri Volney (interprété par Yves Montand) reprend ainsi l’enquête sur le meurtre du président depuis zéro, mécontent du travail fait avant lui. Il tente de retrouver chaque témoin, mais ceux-là ont presque été tous mystérieusement neutralisés. À part des photos et des indices faussés, il ne reste presque plus rien pour élucider l’affaire. À mesure que l’histoire progresse, l’ombre d’une conspiration indicible apparaît comme de plus en plus menaçante.

Yves Montand incarne un procureur déterminé et patient

Ce genre de récit, on a vu plein depuis. De Blow Out à Watchmen, le pitch du meurtre qui cache derrière lui un complot politique tentaculaire, c’est devenu un classique. On doit à la paranoïa américaine issue de la guerre froide ce type de thriller. C’est notamment avec la peur de l’espionnage durant cette période qu’apparaît la notion très persistante d’ennemi intérieur et invisible chez les américains – une crainte plus terrifiante que celle d’un lointain pays étranger.

Cette paranoïa anxiogène se manifeste alors au cinéma à travers des films tourmentés (on pense par exemple au cinéma de John Frankenheimer avec le prémonitoire Un crime dans la tête en 1962). L’attentat de JFK semble alors arriver pile à temps, en 1963, au paroxysme de l’angoisse de la guerre froide. Un mal insidieux et interne au pays se cache, et non seulement il peut être partout, mais il peut même incarner une forme de toute puissante autorité. Et si l’autorité est corrompue, qui pouvons-nous croire ?… Le complotisme s’intensifie et, évidemment, le cinéma s’en empare encore plus.

Un an avant le meurtre de JFK, Un Crime dans la tête imaginait un attentat politique à la nature troublante

Et I comme Icare, en tant que bon thriller complotiste, héritier de cette terreur nouvelle, donne raison aux inquiets. C’est assez explicite dans le film : la conjuration existe et le gouvernement est impliqué. On vous ment. Tout est faux et même la police est complice. Serait-ce là la leçon que tire Verneuil de l’affaire JFK ? Pas exactement.

Comme le cinéaste l’a dit, le complotisme n’est qu’un prétexte, et il lui sert de levier pour développer une réflexion… ou plutôt deux. Celle de la soumission à l’autorité et celle de notre perception de la vérité. Le premier point est assez clair dans le film puisque l’on découvre à mesure de l’intrigue que l’un des agents de l’attentat n’avait aucune intention de faire du mal. Il n’a fait qu’obéir aux ordres d’une autorité qu’il jugeait légitime. Oui, ça nous rappelle tous autre chose..

Le pantin d’une mascarade plus vaste

Verneuil et Milgram

La scène de l’expérience de Milgram (peut-être la plus mémorable du film avec la séquence finale) est même là pour le démontrer. Verneuil, fasciné par cette véritable expérience, l’a donc mise en scène ici, dans I comme Icare, en tant qu’argument d’autorité pour prouver son propos. Celui-ci étant que la majorité des individus, placés dans des circonstances spécifiques, accepteront de « se soumettre aux ordres d’une autorité supérieure qu’ils estiment et qu’ils respectent« . Quand bien même les ordres reçus ne sont pas acceptables moralement.

Ici, la question de la perception est aussi très importante. Avec l’expérience de Milgram, Verneuil révèle (en mettant à l’épreuve son héros, dont le spectateur est témoin de l’intégrité morale) la façon dont on peut déformer la réalité afin de tromper notre sens commun. Et la manière dont chaque individu peut facilement choisir le mensonge à la vérité, car sa perception de celle-ci a été faussée dès le départ. Un point crucial pour comprendre le vrai point de vue du film sur les théories du complot.

Devenir tortionnaire sans le réaliser

Dès son postulat de départ, l’expérience de Milgram est pourtant cruelle : on demande à quelqu’un d’électrocuter un inconnu, de façon progressivement plus intense jusqu’à ce que ça devienne dangereux pour lui. Il n’y a aucun réel péril puisque tout le monde est complice (sauf celui qui électrocute). Malgré tout, avec le biais de l’autorité et d’un contexte rassurant, le sujet croit voir dans l’expérience quelque chose d’acceptable et se prête au jeu. Même Henri Volney, l’honnête procureur, le tolère dans le film, pendant un temps…

Au fur et à mesure de la torture, certains sujets craquent et stoppent l’expérience. Mais la majorité (65% à 85%, selon les vrais tests menés) va jusqu’au bout, quitte à risquer de tuer un homme. Pourquoi ? L’explication donnée par le film est simple : « S’il arrête, il reconnaît qu’il a eu tort jusque là. » Une fois sa perception morale des choses déformées, le sujet se complaît dans le déni. Il manque de lucidité et de recul sur les choses; il devient même aveugle à l’horreur, car il ne veut pas accepter qu’il ait eu tort. Et c’est là l’une des thèses les plus intéressantes de I comme Icare. Croire aveuglément à une vérité déformée pousserait à compromettre son sens moral, à ne jamais le remettre en question par la suite et à s’enfermer dans un déni. C’est entre autres ce qui va pousser certains personnages du film vers leur chute.

Des témoins sur une photo : métaphore d’une vérité muette, fantasmée et impossible à toucher

Sur cette question ambiguë d’une perception faussée, le film de Verneuil rejoint par ailleurs le génial Blow-Up de Michelangelo Antonioni (1966) où la réalité perçue est montrée comme très incertaine. Dans I comme Icare, la conspiration semble bien réelle, mais elle ne sera jamais percée à jour. Et ce pour une raison simple qui sera révélée durant la mémorable séquence finale du film. Un twist (qu’on ne spoilera pas) nous explique alors le titre du long-métrage tout en nous abandonnant sur un frustrant dénouement. Car comme pour l’affaire JFK, on aura jamais le fin mot de l’histoire. Et le film se termine.

Verneuil nous avait pourtant prévenus : le cinéma n’est détenteur d’aucune vérité. Et il ne souhaite pas en montrer une qu’il a déformée (on a vu plus tôt pourquoi). Tout comme une théorie du complot, le thriller de cinéma n’est qu’une fiction qui puise sa force dans l’imaginaire collectif. Et dans un film comme I comme Icare, la caméra peut-être vue comme un témoin à la mémoire vague et à la vue floue. Si on l’écoute, il nous permet de douter, de songer… et de s’inquiéter. Mais il ne faut jamais le croire totalement. Pour toute cette ambiguïté et son appropriation de la paranoïa cinématographique, I comme Icare brille d’intelligence et figure parmi les meilleurs films du cinéaste.

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jerome1

Ce film m’a été conseillé après une discussion sur jfk avec un ami cinéphile. Je pense qu ‘on peu considéré cet excellent film qu’est I comme icare comme un prolongement logique du film d’Oliver stone. Excellent article. Un film a vraiment redécouvrir.

Prisonnier

Vu lors d’un weekend avec Z et état de siège de Costa gavras. Trois putain de films

anderton

Merci pour cet article. J’ai découvert ce film étant gosse (années 90), et il m’a marqué à un point où je m’étais intéressé à tous les films thrillers et politiques des années 70 ! Encore aujourd’hui, je revois I comme Icare en sachant ce qu’il m’attend mais en restant a chaque fois scotché comme lors du premier visionnage !

des-feves-aux-beurres-et-un-excellent-chianti

Film extraordinaire et prestation exceptionnelle de Montand.
.

Flo1

C’est « JFK » avant l’heure (mais après Alan J. Pakula), racontant la même chose mais avec plus de licence artistique – l’originalité d’un pays entièrement fictif dans le scénario, par exemple.
Étonnante digression sur l’expérience de Milgram en plein milieu du film (20 minutes au moins), qui ne fait pas avancer l’intrigue et est soumise à caution.
Et un Yves Montand tenace, dans une histoire qui reste pourtant très pessimiste. Un bon compagnon pour les films de Boisset, Costa-Gavras ou Cayatte.