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Vampires en crise existentielle : comment Only Lovers Left Alive a modernisé le monstre

Par Axelle Vacher
8 août 2024
MAJ : 20 novembre 2024
2 commentaires
Only Lovers Left Alive

Avec Only Lovers Left Alive, Jim Jarmush juxtapose la figure du vampire à celle d’une méditation sur le temps qui passe, une superbe façon de moderniser le monstre.

Nul besoin d’être particulièrement expert en suceurs de sang et autres créatures de la nuit pour avoir observé quelques mutations depuis le Nosferatu de Murnau — premier vampire à avoir investi les écrans en 1922 et adaptation plus qu’officieuse du fameux Dracula de Bram Stoker. Avec Only Lovers Left Alive toutefois, Jim Jarmusch parvient à imposer une vision quasi inédite du monstre en y proposant une méditation poético-existentielle sur le temps et l’inexorable ennui de sa redondance

Alors oui, certes, jouer avec les codes du vampirisme et les prothèses dentaires implique généralement une réflexion ou deux sur le statut d’immortel intrinsèque à la bestiole. Mais au travers de son récit, c’est moins l’idée d’une condamnation à perpétuité qu’explore le cinéaste, que celle d’une confrontation entre passé et présent perpétuel.

Yves Saint Mordant

Jardin d’Eden et autres fantaisies

Monstre sanguinaire, symbole simultané de romantisme classique et d’érotisme, commentaire social, métaphore d’une pléthore de marginalisions diverses, puis, impulsée par les abdos scintillants d’Edward Cullen en 2008, émancipation sexuelle adolescente… le public s’est mangé de la dent longue à toutes les sauces (et pas nécessairement toujours les plus savoureuses).

Amateur de pérégrinations introspectives tels que l’ésotérique Dead Man ou le plus terre-à-terre (mais pas  moins lyrique) Paterson, le cinéaste projette ici son spectateur dans le quotidien d’impérissables protagonistes pour mieux l’interroger : comment peut-on vivre pleinement, si chaque lendemain est garanti d’office ? 

Pas eu le temps de passer à Ikea

À en juger par la séquence d’introduction — qui juxtapose dans un même mouvement circulaire ciel étoilé, vinyle de Wanda Jackson, et les corps indolents de Tilda Swinton et Tom Hiddleston —, l’éternité enraie l’idée d’un éventuel progrès, et astreint le couple de morts-vivants à tourner en rond ad vitam aeternam. Après tout, ne dit-on pas que l’Histoire est un éternel recommencement ? 

Chaque expérience a ainsi déjà été vécue au centuple, chaque avancée observée mille et une fois. Au demeurant, un coup d’oeil au JT de 20h suffit à comprendre la lassitude d’Adam, mélancolique échevelé à demi suicidaire. La malédiction n’est pas tant que le futur est continuellement assuré ; c’est qu’il soit prévisible. 

Quand tu repenses aux microplastiques

Pour le personnage, « tout le sable est au fond du sablier ». « Alors il faut le retourner », lui répond Ève. Cette dernière, plus âgée que son amant, a eu l’occasion de voir de nombreuses civilisations naître pour mieux s’effondrer par la suite. Aussi, et comme le stipulait le cinéaste dans sa note d’intention, le film est avant tout « l’histoire de deux êtres d’exception en marge qui, compte tenu de leur vécu atypique, ont un authentique recul sur l’histoire de l’humanité, de ses plus incroyables réalisations à ses échecs cinglants ». 

Or, Adam peine à émuler l’optimisme passif de sa compagne, persuadé que l’humanité vient désormais d’atteindre un point de non-retour. Le personnage qualifie ainsi ses congénères modernes de zombies, dont le sang est désormais contaminé par le vice — ce qui contraint par ailleurs les amateurs de jugulaires à ne plus s’approvisionner directement à la source, mais aux hôpitaux du coin afin d’assurer la qualité de leur victuaille.

Mode incognito

D’amour et de sang frais

Only Lovers Left Alive se veut donc une fable temporelle au sein de laquelle coexistent deux perceptions distinctes d’un même vécu. Quelques millénaires au compteur, Ève parvient sans mal à jouir du présent pour ce qu’il est et continue inlassablement d’offrir. Adam pour sa part, désespère d’en voir un jour le bout.

Pour mieux asseoir le poids des heures, Jarmusch impose à son film un rythme pour le moins apathique, voire, punitif. Le cinéaste prend ainsi le soin d’allonger chacune de ses prises de vue, qu’il capture presque exclusivement en plan fixe en vue d’enrayer toute forme de mouvement. Une poignée de déplacements lascifs mise à part, chacun des vampires figurés à l’écran semble aussi bien figé dans le temps que dans l’espace. 

De l’art de retrouver des trésors en rangeant sa chambre

Plutôt que d’avoir trop recours à de simples cuts, Jarmusch et son monteur Affonso Gonçalves (à qui l’on doit notamment les tout aussi indolents Carol et Paterson) multiplient plutôt les fondus enchaînés — apanages réguliers du flashback ou du rêve — et plongent ainsi le film dans une sorte de torpeur onirique. 

La photographie, signée par le Français Yorick Le Saux — collaborateur fréquent de François Ozon, Olivier Assayas ou encore Luca Guadagnino — joue pour sa part la carte de la nostalgie, oscillant entre les nuits chaudes marocaines et la scène underground de Detroit. Piquée de dominantes brunes et d’or terne, la colorimétrie rappelle les couleurs passées d’anciens clichés argentiques.

Carte postale

Mais plus encore qu’un dispositif cinématographique flirtant ouvertement avec la prestance des statues exposées au Louvre, c’est avant tout par sa bande originale lancinante qu’Only Lovers Left Alive parfait la pesanteur nonchalante de son récit. Composée à quatre mains par le joueur de luth Jozef van Wissem ainsi que Jim Jarmusch lui-même (et accessoirement, la lauréate du prix de la meilleure musique originale à la 66e édition Festival de Cannes), la BO élève chaque détail, chaque instant faussement anodin, chaque échange entre les différents personnages.

Comme l’a écrit l’américain Roger Ebert dans sa très belle critique du film :

« C’est fou ! Et si bienvenu. Le principe même du cinéma commercial moderne est d’aller « vite, vite, vite, encore plus vite » […]. C’est que vous voyez, le temps est d’une importance primordiale pour le public. L’audience américaine est tellement, tellement occupée. Plus occupée encore que n’importe quelle génération de la civilisation humaine, apparemment. Mais à quoi faire ? Probablement à des choses plus importantes que la contemplation d’un silence, ou que d’admirer l’intelligence de la composition d’un plan ».

L’heure bleue

Y.O.L.O

Pour mieux pousser son spectateur à se mettre au diapason, Jarmusch n’use pas que de mise en scène, de montage et de musique, non. Il sature également son image de décors opulents, contraignant l’oeil à s’improviser archéologue du dimanche et à sonder chaque recoin de son cadre. L’appartement où s’est installé Adam se confond avec un vaste cabinet de curiosité, un musée musical et technologique dont le personnage se trouve être le conservateur (in)volontaire.

Dans l’une des toutes premières scènes du film, celui-ci reçoit la visite de Ian, dealer de babioles en tout genre campé par le regretté Anton Yelchin. Ce dernier livre au vampire une panoplie de rares guitares électriques issues des années 60. Adam prend le temps de les inspecter consciencieusement, d’en gratter distraitement les cordes tout en se laissant consumer par les souvenirs des compositeurs William Lawes — « un vieil anglais du 17e abattu par mégarde par un soldat de Cromwell » — et Eddie Cochran. 

Entretenir de bons rapports avec ses voisins pour les nuls

De toute évidence, le bougre est passionné par le 4e art. Mais la propension quasi compulsive avec laquelle Adam continue d’amasser des objets en relation à ses icônes passées ne fait pas que traduire sa nostalgie (notion qui mériterait à elle seule une analyse dédiée tant le parallèle à l’actualité semble plus à propos que jamais). Only Lovers Left Alive se veut, sciemment ou non, une ode à la création humaine.

« Je n’ai pas de héros », affirme Adam à Ève. S’agit-il de fierté mal placée ? De déni ? Probablement les deux à la fois. Le fait est que le personnage ne manque pas de héros, et son cocon en est la preuve. Outre les photographies d’illustres figures accrochées au mur de sa chambre (on y retrouve pêle-mêle Jean-Michel Basquiat, Luis Buñuel, Edgar Allan Poe, Patti Smith, et même quelques collaborateurs réguliers de Jarmusch tels qu’Iggy Pop ou Tom Waits), le vampire n’a de cesse d’évoquer les avancées de Pythagore, Galilée, Tesla ou Enstein, et de revisiter les ruines du Michigan Theater.

La dolce morte

En d’autres termes, Adam compte de nombreux héros ; il est simplement trop déprimé pour leur apporter davantage de crédit et trop las pour s’en trouver d’autres. Nonobstant la crise existentielle du personnage, le film ne manque pas de rappeler à son spectateur ces diverses célébrités à leurs bons souvenirs, affirmant au passage que l’humanité n’est pas si perdue qu’elle n’y paraît — si tant est qu’elle daigne s’en donner la peine.

Ainsi, Only Lovers Left Alive use du temps comme d’une matière singulière. Ses différents protagonistes exempts des lois régissant le vivant, ceux-ci usent de différents espaces pour mieux donner corps à leur mémoire. L’éternel passage des années hante Adam comme il hante le récit, mais Ève prend soin d’injecter un peu de perspective à la morosité contagieuse de son amant. Après tout, qu’est-ce que le monde, sinon le théâtre d’un perpétuel recommencement ?

Carpe diem, comme disaient nos anciens.

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tnecniv

Je n’ai rien retenu de ce film… Ah si… de ne pas avoir été jusqu’au bout du visionnage tellement je trouvais ça barbant au bout de trois quarts d’heure… Comme souvent avec Jim Jarmush, ça n’est pas pour moi, je n’ai pas l’esprit assez « fin »…

Onzeurox

« une superbe façon de modernisé le monstre »

Eh les gars, il commence à y avoir un sérieux problème d’orthographe là… Ça me gène beaucoup de lire un truc bourré d’erreur, c’est une sale façon de faire fuir ses lecteurs