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La première adaptation de Lucky Luke au cinéma : Daisy Town, par Morris et Goscinny en personne

Par Ange Beuque
9 mars 2025
La première adaptation de Lucky Luke au cinéma : Daisy Town

Un pauvre cow-boy solitaire s’éloigne vers le soleil couchant du désert en chantonnant. Si vous avez l’air en tête, vous le devez à Daisy Town, première adaptation de Lucky Luke. Et on peut remercier son créateur Morris et son éminent scénariste Goscinny de s’être personnellement assurés de lui épargner le goudron et les plumes…

Morris ? Lucky Luke. Cette association d’idées imparable n’a rien d’un escamotage injuste ou d’un biais cognitif qui valorise les œuvres célèbres au détriment des plus confidentielles. Car Maurice de Bevere, de son vrai nom, est l’un des rares auteurs de BD à ne s’être consacré qu’à un seul héros (à une courte histoire de gangsters près).

Apparu en 1946 dans une aventure intitulée Arizona 1880, l’homme qui tire plus vite que son ombre a rapidement rencontré le succès et fait les beaux jours du journal Spirou, au point de devenir l’une des bandes dessinées les plus connues d’Europe. La question d’une éventuelle transposition sur grand écran a inévitablement fini par se poser. Par bonheur, ses créateurs n’avaient aucune intention de lui lâcher la bride.

La Bonne aventure

Un héros destiné à être animé

L’histoire entre Morris et l’Amérique aurait pu mal tourner. Alors qu’il débute sa carrière dans un petit studio belge d’animation, celui-ci fait faillite, en raison notamment du déluge de programmes venus tout droit des États-Unis.

Ce pauvre dessinateur solitaire comprend que le secteur est bouché. Il se raccroche alors au type d’art qui s’en rapproche le plus : la bande dessinée. La création de son fameux cow-boy constitue une forme de douce revanche sur ce coup du sort, son auteur ayant toujours assumé d’avoir en partie réfléchi en termes de potentiel commercial. Mais cette expérience initiale dans le domaine de l’animation va profondément irriguer son travail.

Le Pied-Tendre

Cette influence se ressent particulièrement dans les premières planches de Lucky Luke, les personnages arborant des lignes simplifiées, des traits ronds et des têtes plus grosses que l’ego de Joe Dalton. Morris lui-même revendique d’avoir conçu son héros de manière à pouvoir être animé avec un minimum de transformations. S’il affinera son coup de crayon d’album en album pour mieux s’emparer des spécificités de la BD, Lucky Luke conserve dans son ADN cette prédisposition à être un jour porté sur écran.

À l’inverse, Morris se montre extrêmement sceptique quant à la possibilité pour Lucky Luke d’être adapté en prises de vue réelles, dont il doute qu’elles puissent rendre justice à son univers parodique. Il craint notamment le rendu de sa légendaire vitesse de tir, et repousse fermement une proposition dans les années 60, dans laquelle Joe devait être incarné par un nain.

La ville fantôme

Mais le succès de la bande dessinée rend la transposition inévitable, avec ou sans lui. Le temps presse : la première adaptation en prises de vue réelles se profile au début des années 70, tirée de l’album Le Juge… sans Lucky Luke lui-même, Jean Girault et Federico Chentrens lui ayant substitué un certain Buck Carson.

Plus question de transiger : en parallèle, Morris prend personnellement le chemin de Daisy Town. Il s’en retourne ainsi à ses amours de jeunesse, délaissant temporairement le format qui assura sa renommée et qu’il fut le premier à qualifier de « neuvième art »…

Lucky Luke à Desperado City

Le rôle de Goscinny

L’autre facteur qui prédestinait la terreur des Dalton à terminer sur grand écran, c’est l’identité de sa seconde tête pensante. Morris a pourtant commencé à développer son héros en solitaire. Et si par la suite plusieurs scénaristes se sont succédé pour lui lustrer l’éperon, il en est un qui a, davantage que ses successeurs, contribué à lui donner ses lettres de noblesse : un certain René Goscinny.

Les deux larrons se sont justement rencontrés aux États-Unis, où Morris était parti, en compagnie de Franquin et Jijé, se former au contact de décors et de méthodes différentes. Prolongeant son séjour (tout en continuant à envoyer des planches au journal Spirou), il fait la connaissance de Goscinny en 1949. Celui-ci travaille alors pour une entreprise de cartes postales faites main. Jijé le sollicite pour signer le scénario d’un film d’animation.

La Fiancée de Lucky Luke

Épaté par le résultat, Morris lui propose de coopérer avec lui, puisqu’il souhaite donner un nouveau souffle à son cow-boy et se concentrer sur le dessin. Des rails sur la prairie marque en 1955 le début d’une fructueuse collaboration. C’est Goscinny qui va le doter de certains de ses traits les plus emblématiques, de la chanson de fin aux Daltons en passant par les sarcasmes de Jolly Jumper et le gimmick de « l’homme qui tire plus vite que son ombre ».

Or Goscinny est très attiré par le cinéma, et ne se prive pas de nourrir ses scénarios de ses multiples influences. Lucky Luke parodie allègrement les films de John Ford et les westerns spaghetti. Même sa manière de travailler dénote de cette influence.

Nous partons d’une idée. Ensuite, je fais un synopsis que je soumets à Morris. […] Puis je fais un découpage qui ressemble à un découpage de cinéma. Morris fait ensuite les dessins.

Goscinny, dans l’émission « Cinéma en herbe » en 1974
Le retour de Joe la gâchette

Contrairement à son comparse, lui a déjà engrangé de l’expérience dans ce domaine. Il se rêve cinéaste de longue date et a participé à de nombreuses œuvres comme auteur de gags ou scénariste, une carrière parallèle débutée dès 1961 pour Le Tracassin avec Bourvil. Surtout, il a réalisé le génial Astérix et Cléopâtre en 1968.

La voie est donc dégagée pour un nouveau challenge. Morris et Goscinny conviennent de s’occuper ensemble de la première adaptation du cow-boy, dans un film qui doit sortir en 1971 sous le simple titre de « Lucky Luke ». Il sera rebaptisé Daisy Town au moment de la publication de l’album tiré du long-métrage pour éviter les confusions.

Dalton City

Un parfait complément de la bande dessinée

Les deux larrons décident de développer un scénario original, comme le feront l’irrésistible Les Douze travaux d’Astérix ou Tintin et le lac aux requins, plutôt qu’adapter directement une aventure existante. À l’écriture, ils reçoivent l’appui de Pierre Tchernia, avec lequel Goscinny a déjà collaboré à plusieurs reprises.

Logiquement très respectueux de son matériau avec ses têtes pensantes aux manettes, Daisy Town déborde de références aux albums : les Dalton qui tentent de se faire élire shérif, les nombreux renvois à des protagonistes rencontrés au détour d’une case… Le film se montre fidèle à l’esprit du Lucky Luke originel, incluant sa fâcheuse tendance à tirer plus vite que son ombre sur sa cigarette. La même histoire servira d’ailleurs de base au Lucky Luke de 1991, réalisé et interprété par Terence Hill.

Lucky Luke contre Cigarette Caesar

Le film est porté par le studio belge Belvision, familier de l’univers de la BD franco-belge pour s’être spécialisé dans les adaptations de Tintin, Astérix, Les Schtroumpfs… Son succès est tel qu’il a glané le surnom d' »Hollywood européen du dessin animé« .

Cette collaboration permet à Goscinny de tourner la page après que le studio a, sur ordre de l’éditeur Dargaud, livré quelques années plus tôt Astérix le gaulois sans son aval, et dont la qualité l’avait laissé franchement dubitatif.

Arpèges dans la vallée

Le casting laisse d’ailleurs apparaître de nombreux transfuges des Astérix, dont l’incontournable Roger Carel ou Pierre Tornade en Averell. Claude Bolling (Borsalino) livre pour sa part une bande originale mémorable. S’enracine ainsi, après une succession de quadrilles effrénés, l’air de country qui clôt le film avec la voix nasillarde de Pat Woods.

Satisfaite par cette aventure couronnée d’un gros succès au box-office, la même équipe s’attellera cinq ans plus tard à La Ballade des Dalton, sous l’égide cette fois des studios Idéfix. Mais Goscinny ne le verra jamais, décédant d’un arrêt cardiaque avant son achèvement et laissant ce cow-boy un peu plus solitaire que jamais…

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naughtysoft

La meilleure version reste avec De Caunes qui le doubler magnifiquement bien

batmalien

J’ai toujours trouvé très curieux le Jolly sans crinière de ce film 🤔

mcinephilly

Film de mon enfance, que j’adore et que je connais par cœur. Ravie de lire et d’apprendre sur sa genèse. Merci pour l’article !