La guerre d’Algérie filmée dans R.A.S n’est pas glorieuse. Et pour son propos antimilitariste, le réalisateur Yves Boisset a encore eu des problèmes.
Dans la biographie de François Truffaut (écrite par Antoine de Baecque et Serge Toubiana), on apprend que le célèbre cinéaste aurait, un temps, envisagé de faire un film sur la guerre d’Algérie. Un sujet important, digne d’être capturé par le cinéma avec un ton évidemment critique et politique. Il y renoncera toutefois, ne sachant pas comment s’y prendre. Car après tout, selon lui, « montrer quelque chose, c’est l’anoblir. »
C’est d’ailleurs Truffaut qui, en 1973, dans une interview du Chicago Tribune, aurait déclaré que « chaque film sur la guerre finit par être pro-guerre. » Le cinéma se retrouverait donc impuissant face à l’horreur, incapable de la représenter pour la dénoncer ? Pourtant, la même année que l’interview, sortait dans les salles de cinéma un long-métrage sur la guerre d’Algérie fondamentalement antimilitariste. À tel point qu’il sera saboté, houspillé et censuré. Il s’agit de R.A.S réalisé par l’irrévérencieux Yves Boisset (Le Prix du danger, Dupont Lajoie).
![](https://www.ecranlarge.com/content/uploads/2024/10/qiylhywcapxiuaczub9gndxugix-630x354.jpg)
R.A.S le bol de la guerre
À l’instar d’œuvres comme le Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino (le premier film américain sur la guerre du Viêt-Nam), R.A.S. d’Yves Boisset ne s’intéresse pas tant à reconstituer le conflit armé (les batailles, les instants de bravoure et l’épique) qu’à s’attarde sur l’humanité des soldats et l’inhumanité de leur environnement. Allant plus loin encore, le long-métrage français s’attaque à la violence structurelle de l’armée, filmée comme brutale, raciste, inique et capable du pire dans ses propres rangs.
R.A.S raconte donc l’histoire de March, Charpentier et Dax, des réservistes marginaux (dont un communiste) qui se retrouvent dans un bataillon disciplinaire. À l’écart du gros du conflit, ils sont entraînés à la dure, subissant l’autorité traumatisante de leurs supérieurs. Pris malgré eux dans l’engrenage de la mort, ils seront témoin des exactions commises par leurs semblables : viols, pillages, tortures. Jamais subtil dans sa volonté de dénoncer l’institution militaire française et ses actions en Algérie, R.A.S fera même l’éloge de la désertion. Ultime blasphème qui ne plaira guère.
![](https://www.ecranlarge.com/content/uploads/2024/10/blu-ray_r.a.s._15-630x379.jpg)
La guerre d’Algérie, qui a opposé la France coloniale au Front de libération nationale (FLN) algérien de 1954 à 1962, a longtemps demeuré un sujet tabou dans le cinéma français. La question de l’armée et du devoir des citoyens envers elle fut aussi très sensible, certains ne permettant pas la critique vis-à-vis d’un ordre sacré, qui assurerait prétendument l’ordre et la paix.
Dans les années 1960, le gouvernement français impose ainsi un contrôle sévère sur tous les films qui évoquent ce conflit, notamment en interdisant systématiquement les œuvres de René Vautier (par exemple Algérie en flammes, qui lui vaudra l’exil) et en limitant la diffusion de documentaires sur le sujet. Vautier, premier réalisateur anticolonialiste français, devra attendre les années 70 pour enfin retrouver sa voix et sortir son plus grand long-métrage : Avoir vingt ans dans les Aurès.
![](https://www.ecranlarge.com/content/uploads/2024/10/s910-b36668-630x355.jpg)
Ces films témoignaient pourtant d’une réalité violente et embarrassante pour la France, encore réticente à affronter les horreurs de son histoire coloniale. En 1966, on peut au moins compter sur le cinéma étranger pour exposer la réalité des conflits, comme avec le chef d’œuvre italien La Bataille d’Alger (1966) de Gillo Pontecorvo. Un très grand monument du cinéma sur la lutte pour l’indépendance et le cycle de la violence, dont les réminiscences ont encore du sens en 2024… au regard de l’actualité.
C’est dans ce contexte que Yves Boisset décide de prendre la guerre d’Algérie comme sujet, alors que la censure de l’Etat français se calme un peu, même si elle rôde toujours. Et, évidemment, il ne faut pas s’attendre à ce que le réalisateur y aille gentiment. La filmographie de Boisset se distingue tout particulièrement par son ton féroce et critique de la société. Selon le réalisateur lui-même (durant un entretien avec France Culture en 2015), pratiquement tous ces films ont d’ailleurs eu des problèmes avec la censure.
![](https://www.ecranlarge.com/content/uploads/2024/10/bataille-9-630x373.jpg)
Boisset, satiriste entravé
Les satires acerbes et souvent à charge de Boisset ne seront jamais passées inaperçues. L’exemple de Un Condé en 1970 est assez représentatif. Ce polar avait été pris en grippe par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Raymond Marcellin, qui avait tenté de l’interdire totalement sous prétexte que le film était « un violent réquisitoire contre la police. »
Dupont-Lajoie, en 1975, a également connu des démêlés avec la censure qui souhaitait empêcher sa diffusion au moins de 18 ans. Pour y remédier, Boisset fut contraint de faire de nombreuses coupes sur son film. Le Prix du Danger, en 1983, n’a pas eu de souci avec le gouvernement mais a longtemps été boudé par la télévision, que le long-métrage avait bien raillé. Et on pourrait continuer longtemps avec d’autres (Le Juge Fayard, L’Attentat,…) mais ce qui nous intéresse ici, c’est le cas de R.A.S. Car, bien entendu, celui-ci n’a évidemment pas non plus échappé aux problèmes.
![](https://www.ecranlarge.com/content/uploads/2024/10/le-prix-du-danger-630x331.jpg)
Yves Boisset n’aime pas la discipline ni l’autorité. Il était donc bien difficile de faire un long-métrage sur l’armée sans le transformer en pamphlet sur l’insoumission, dénonçant les abus d’une hiérarchie rigide et impitoyable. La répression interne est la véritable bataille du film. L’ennemi ne se trouve pas parmi les silhouettes sur lesquelles les soldats doivent parfois tirer au loin dans le désert. L’ennemi c’est l’officier tyrannique. C’est le responsable de l’ordre en place. Ou le causeur de désordre, selon le point de vue.
Et quitte à pointer du doigt cet ennemi bien identifié, Boisset ne s’embarrasse pas d’un personnage allégorique. Il aime que la satire puisse s’appuyer sur une réalité concrète et des individus bien tangibles. Ainsi, l’animateur glaçant campé par Michel Piccoli dans le Prix du Danger pouvait être confondu avec Michel Drucker ou Patrick Sabatier. Dans R.A.S, de nombreux officiers caricaturés sont inspirés de personnages qui ont bien existé. De fait, le couperet de la censure a fini par tomber forçant Boisset, une fois encore, à couper de nombreuses scènes les concernant.
![](https://www.ecranlarge.com/content/uploads/2024/10/ojeozpfez-630x419.jpg)
Dans les noms connus ayant servit d’inspiration, on peut citer Jean Pouget (reporter du Figaro et grande figure de la guerre d’Algérie) sur lequel se base le personnage du commandant Lecoq, interprété par Philippe Leroy-Beaulieu. Mais c’est aussi parce que celui-ci est remarquablement épargné par le film, représenté comme l’un de ses rares officiers honorables. Pouget, bien que contestant l’esprit antimilitariste de R.A.S, aurait d’ailleurs défendu l’exactitude du long-métrage (selon Boisset, dans son livre La vie est un choix), un fait assez singulier.
Pour le reste, R.A.S a bien entendu été la cible de multiples sabotages. Rien que le tournage fut un enfer avec la pression de l’armée sur la production et le vol de bobines qui ont forcé le cinéaste à refaire plusieurs fois certaines scènes. Le film sera, plus tard, attaqué en justice par l’un des officiers qu’il moque et certaines de ses projections seront perturbées. L’une d’elles, organisée par la Fédération nationale des anciens combattants en Algérie, Maroc et Tunisie est d’ailleurs interrompue par des militants d’extrême droite. Mais à toute chose malheur est bon et R.A.S tirera une notoriété salvatrice de toutes ces épreuves.
![](https://www.ecranlarge.com/content/uploads/2024/10/172217_backdrop_scale_1280xauto-630x354.jpg)
L’influence de R.A.S
Tout comme ce fut déjà le cas avec Un Condé, R.A.S bénéficiera d’un effet Streisand grâce aux polémiques et aura un très bon succès en salle. Avec 1,3 million d’entrées en France en 1973, malgré une sortie en août, période peu favorable, le film s’impose au box-office français se classant à la 25e position de cette année. Pas mal pour un long-métrage que tout destinait à se vautrer.
Pour ce qui est de la censure, Boisset estimera qu’elle a même finalement été salutaire pour la qualité de son film. Le fait de montrer moins et de suggérer plus donnerait ainsi à R.A.S une puissance évocatrice supplémentaire ; chose qu’apprécie particulièrement le réalisateur. Une fois de plus, la censure aveugle renforce accidentellement l’audace d’une œuvre en croyant la limiter.
![](https://www.ecranlarge.com/content/uploads/2024/10/6tpfqusol89wtek4elujxwd549b-630x354.jpg)
La portée de R.A.S, dans sa peinture réprobatrice (et assez inédite) du système disciplinaire de l’armée dépasse même les frontières. Il semble en effet bien difficile de ne pas voir dans le film de Boisset un Full Metal Jacket avant l’heure, source d’inspiration pour Stanley Kubrick et le poussant à traiter les traumatismes du Viêt-Nam sous un angle similaire.
La section disciplinaire de R.A.S trouve bien des résonances avec la première partie du long-métrage de guerre de Kubrick, notamment dans ce qu’elle montre de la persécution des recrues et conscrits par un officier sadique. Dans un film comme dans l’autre, la machine militaire vise à briser des hommes pour les transformer en barbares prêts à perpétuer la cruauté dont ils ont été les sujets envers les habitants des pays qu’ils envahissent. Deux beaux réquisitoires contre une école à faire des monstres.
![](https://www.ecranlarge.com/content/uploads/2024/10/baleine-630x350.jpg)
Le point culminant de R.A.S sera une scène où l’un des soldats les plus récalcitrants se mutinera et ira jusqu’à assassiner son supérieur le plus abject, avant de lui même se donner la mort. Une séquence qui, si vous avez vu Full Metal Jacket, devrait vous faire pointer du doigt votre écran avec un air étonné. Le souvenir de Baleine et de son destin tragique ne sera en effet pas très loin.
La valeur de R.A.S (et celle de toute la filmographie de Yves Boisset) est considérable. C’est bien car cette œuvre a dérangé, mais aussi inspiré que son propos doit continuer de nous habiter. Son influence en tant que film politique et film de guerre mérite d’être estimée à nouveau et particulièrement aujourd’hui, à cette époque où la dépolitisation de l’art devient peu à peu une revendication préoccupante.
Ok. Je le mets sut ma « to do list ».