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 Quand la Shaw Brothers formait les Avengers du film de kung-fu : Cinq Venins Mortels

Par Captain Jim
14 novembre 2024
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 Quand la Shaw Brothers formait les Avengers du film de kung-fu : Cinq Venins Mortels © Canva Shaw Brothers

Quand la légendaire Shaw Brothers et le légendaire Chang Cheh cherchent à se renouveler, ça donne un film furieusement culte : Cinq Venins Mortels.

Nous sommes à la moitié des années 1970 à Hong Kong. Run Run Shaw, le patron du célèbre studio de cinéma local de la Shaw Brothers, réputé notamment pour ses films d’arts martiaux, est inquiet. La popularité des films d’un nouveau studio nommé la Golden Harvest a changé la donne dès 1971 avec le succès phénoménal de The Big Boss, mettant en scène un jeune acteur passé sous les radars de la Shaw Brothers : Bruce Lee.

Run Run Shaw et sa collaboratrice et compagne Mona Fong ont besoin de sang neuf, et de se réinventer commercialement. Heureusement pour eux, ils viennent de signer un nouveau contrat de cinq ans avec Chang Cheh, le cinéaste qui leur a rapporté le plus d’argent ces dix dernières années et celui qui a le plus bouleversé le cinéma d’action à Hong Kong à cette période.

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De retour d’une expérience en dents de scie à Taïwan, Chang Cheh aussi cherche à se réinventer. C’est cette combinaison des ambitions mercantiles des producteurs avec les velléités artistiques du réalisateur qui aboutit au film Five Deadly Venoms (Cinq Venins Mortels en français) en 1978, une pépite du genre qui a atteint le statut de film culte aux États-Unis du fait de ses nombreuses diffusions télévisées.

Et si le début de carrière de Chang Cheh a été très étudié et débattu, les œuvres de sa période « Venom » n’ont que trop peu souvent eu droit à l’exégèse de la critique. Ces quelques mots donc ont pour objectif de rendre justice à un cinéma mal estimé, et de rendre à Chang Cheh ce qui est à Chang Cheh.

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Les mauvaises langues peuvent s’amuser à dire que les films de bagarre ont pour caractéristique un scénario qui tiendrait sur un timbre poste, mais leur donner tort ne serait pas tout à fait honnête. Il y a quelque chose d’universel, d’immédiatement compréhensible dans ces histoires souvent simplistes de vengeance et de rivalités ancestrales. Five Deadly Venoms en revanche, est loin d’être aussi simple à résumer puisqu’il s’agit d’une histoire d’enquête, de tromperies et de manigances.

Dans le film de Chang Cheh, Yang Tieh est le dernier élève du maître vieillissant du clan du Poison. Celui-ci, sachant qu’il ne lui reste plus longtemps à vivre, charge son jeune apprenti d’une mission cruciale : il doit retrouver des anciens élèves du clan. Certains, en effet, auraient tendance à utiliser leurs talents martiaux pour servir leurs vils desseins, et s’apprêteraient même à dérober un trésor secret… Le problème, c’est que le vieux maître ne connaît pas leurs visages. La seule manière possible de les identifier, c’est de reconnaître leurs techniques de combat.

Five Deadly Venoms se démarque du reste de la production Shaw Brothers de l’année 1978 grâce à ce récit foisonnant et complexe, aux multiples sous-intrigues et nombreux protagonistes dont les destins se croisent. Petit à petit, le spectateur découvre l’identité de certains des anciens élèves, sans qu’on ne sache avant la fin du film lequel d’entre eux est le Scorpion, le plus vil et sournois d’entre tous.

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Le spectateur est invité par la mise en scène de Chang Cheh au sein d’une sorte d’enquête policière au monde des arts martiaux, où les indices sont précisément spécifiques à cet univers unique en son genre. Chaque coup de poing, chaque figure acrobatique et technique de combat est scruté par l’œil de Yang Tieh et le nôtre afin de réussir à déterminer l’identité secrète des anciens élèves du clan du Poison. Pour cela, Chang Cheh et son fidèle coscénariste Ni Kuang s’inspirent non seulement de la littérature populaire chinoise et ses romans-fleuves (comme le célèbre et foisonnant Trois chevaliers et cinq redresseurs de torts) mais aussi d’œuvres plus occidentales, et notamment les fictions détectives britanniques.

Ce n’est pas un hasard si le décor du temple du clan du Poison, que l’on découvre dès les premières images du film, ressemble à un plateau de tournage de film gothique de la Hammer. Le donjon caverneux aux allures d’antre sadomasochiste, et dont les véritables dimensions ne sont que suggérées par un écho emphatique dans le mixage sonore et des petites notes de violons parsemées dans la bande-son, donne d’emblée le ton du récit : Five Deadly Venoms est un récit sombre, qui se passe dans un monde qui l’est tout autant. Une réinvention du genre qui n’évacue en rien l’aspect commercial et attractif du cinéma populaire, à savoir le kung-fu, mais qui lui offre un brushing et une nouvelle peau pour mieux séduire.

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Y’a-t-il un réalisateur dans le film ?

Pour beaucoup de critiques qui ont écrit sur le cinéma de Chang Cheh, sa filmographie n’a que peu d’intérêt après 1977 et la fin de ses productions à Taïwan. Le réalisateur lui-même passe sous silence ses cinq dernières années passées à la Shaw Brothers dans son autobiographie, arguant qu’il n’a rien produit de fameux durant ces années. En vérité, certains aiment à dire qu’il ne réalisait plus vraiment les films à cette époque, et ne faisait qu’apposer sa signature à la fin pour assurer une sorte d’image de marque aux productions.

S’il est vrai que Chang Cheh n’a pas réalisé l’intégralité de la vingtaine des films tournés pour Run Run Shaw de 1978 à 1983, il est assez simple pourtant de comprendre à quel point il est faux d’imaginer qu’il n’était pas réellement impliqué sur ses productions, tout comme il serait absurde de penser qu’il n’a pas fait de bons films à ce moment de sa carrière. Pour cela, il suffit de lire des entretiens avec ses collaborateurs de l’époque, notamment ses acteurs stars et chorégraphes de combats Philip Kwok et Lu Feng, ou encore plus simple : de regarder Five Deadly Venoms.

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Chang Cheh est un cinéaste à l’univers dur et cruel, qui n’hésite jamais à mettre en scène une Chine où les figures d’autorité sont loin de la droiture morale qu’on est en droit d’atteindre au vu de leurs fonctions. Ce film ne fait pas exception à la règle : la ville où se déroule l’action est pourrie par une justice qui n’agit que pour le confort de ses juges, et où la police cupide est corrompue jusqu’à la moelle. Dans Five Deadly Venoms tout comme dans les autres œuvres de Chang Cheh, les institutions sont défaillantes. Le salut ne peut venir que de la camaraderie des combattants au cœur noble.

Impossible également pour l’œil aguerri de passer à côté de la mise en scène du cinéaste, notamment dans son utilisation abusive des zooms et dézooms extrêmes. S’il emprunte cette technique au cinéma populaire japonais (cela permet de passer d’un plan rapproché à un plan d’ensemble sans déplacer la caméra et donc de limiter les temps de production) et s’il n’est pas le seul à Hong Kong à en abuser, aucun ne s’en sert autant que lui pour servir le récit. Dans Five Deadly Venoms, la caméra zoome sur les visages afin d’encourager le spectateur à scruter chacune des réactions des personnages, et de tenter de démasquer les mystérieux guerriers.

Bien évidemment, on regarde le film pour le plot.

Venoms assemble !

Si Five Deadly Venoms ne fut pas un immense succès à Hong Kong, le public lui préférant les œuvres plus légères et moins viriles de son ancien chorégraphe Lau Kar-Leung (1978 est aussi l’année du superbe Shaolin contre Ninja et surtout de la 36e chambre de Shaolin), le film fit forte impression lors de ses diffusions télévisées et sorties vidéos à l’étranger. Chang Cheh et Run Run Shaw ont rapidement décidé de capitaliser sur ce succès en reproduisant des films réutilisant le même casting, qui deviendra ensuite connu sous le nom de la « Venom Mob ».

Ces acteurs ont pour particularité d’être tous d’incroyables combattants, et permettent au studio de vendre des films dans une surenchère la plus totale : au diable les héros solitaires, et les duos formidables ! Désormais les productions sont vendues sur un groupe star, comme les comics Avengers en leur temps avaient pu servir à mettre en avant des super-héros qui se vendaient moins dans leurs publications solos.

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Ainsi les cinq ou six acteurs qui forment le noyau dur de cette période filmique deviennent une sorte de marque, un gage de qualité. La bande fonctionne comme une troupe de théâtre, reprenant des rôles similaires de film en film et instaurant une connivence avec le spectateur qui sait donc à quoi s’attendre… En partie.

Car au sein de ce carcan très rigide, qui connaît des points d’étapes inévitables (un combat final impliquant toujours les mêmes trois acteurs, Philip Kwok, Lu Feng et Chiang Sheng) ou très récurrents (le très musclé Lo Meng se fait tuer de manière affreusement violente), Chang Cheh varie les plaisirs et évite au maximum de se répéter dans ses histoires, malgré le rythme de production effréné : il tourne quatre à cinq films par an en moyenne !

Dans cette situation je : a) recule pour esquiver le pied b) le bloque avec mes bras c) prie pour qu’il ne chausse pas du 45 d) cède le passage au piéton

On trouvera difficilement plus emblématique de la nature bicéphale d’un cinéma aussi commercial qu’artistique qu’une production comme Five Deadly Venoms, ou que les films de la Venom Mob qui suivirent sur les années 80. Au point où certains films postérieurs ont été vendus à l’étranger sous différents titres pour fidéliser le public, en dépit de toute logique narrative. C’est ainsi que l’excellentissime Crippled Avengers du même réalisateur est devenu en Occident The Return of the Five Venoms Le cinéma a toujours été un business.

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