Nouvel édito d’Ecran Large, où on va parler du ras-le-bol de voir des acteurs et actrices devenir des publicités ambulantes pour des marques de luxe.
Une fois n’est pas coutume : Michael Bay l’avait mieux dit que tout le monde. Il n’en avait peut-être pas conscience mais dans The Island, il avait très bien mis en scène le vertige d’une star hollywoodienne face à son propre reflet publicitaire, dans cette scène fascinante où Scarlett Johansson l’actrice se retrouve face à Scarlett Johansson la femme-sandwich.
Dans ce remake à peine caché de L’Age de cristal, les gens riches se créent des clones qui vivent bêtes, beaux et ignorants dans un bunker, sans avoir conscience de leur seule raison d’être : don d’organe, grossesse et tout autre « service » physique pour la célébrité originale.
Scarlett Johansson joue la clone d’une mannequin. Et lorsqu’elle s’échappe et découvre le vrai monde, elle tombe nez-à-nez avec elle-même, dans une pub Calvin Klein géante. Publicité que la vraie Scarlett Johansson avait tourné avant The Island, et qui a été transformée en incroyable placement de produit méta. Ou comment confronter, dans une scène digne de La Quatrième Dimension, une artiste à son alter ego mercantile.
Ce champ-contrechamp brise presque le quatrième mur, comme si la comédienne regardait, hébétée, ce qu’elle était devenue : une chose désincarnée, utilisée pour être belle et vendre du parfum, et qui l’empêcherait presque de faire son travail puisque son image lui échappe au point de débarquer au milieu de la fiction, comme élément de déco.
A chaque fois que je vois une Marion Cotillard, un Brad Pitt, une Nicole Kidman, un Robert Pattinson, une Natalie Portman, ou une Léa Seydoux placardé sur un abri bus, surmaquillé et surfringué pour faire vendre des sacs à mains ou autres babioles de luxe coûtant le prix de deux ou trois loyers (parisiens), je repense à cette scène de The Island.
Et je me demande pourquoi je trouve ça si triste. Et pourquoi ces gens ultra-riches acceptent de devenir l’équivalent luxueux des mascottes. Et si au fond, ça ne fait pas du mal au métier d’acteur (et donc, au cinéma).
TOUTES DES PUBS
Pour une fois, on va les appeler « les stars », puisque c’est justement le sujet ici – la personnalité publique qui vend sa peau, et pas l’artiste. Lorsque « les stars » expliquent pourquoi elles deviennent des égéries, elles parlent souvent de l’art, de la mode, de la création. Parfois, elles peuvent même sortir la carte cinéphile. Par exemple, grâce à Dior, Marion Cotillard a pu tourner avec David Lynch, Wong Kar-Wai et John Cameron Mitchell. Baz Luhrmann (Chanel), Martin Scorsese (Dior), Sofia Coppola (Dior) ou encore Alejandro González Iñárritu (Nike) y sont eux aussi passés.
Mais évidemment, personne n’est dupe. L’éléphant dans la pièce s’appelle la thune, même si les sommes exactes sont rarement confirmées. Ce serait dans les 3 millions de dollars pour Nicole Kidman et la publicité Chanel de Baz Luhrmann en 2004. Et dans les 10 millions pour Cate Blanchett chez Armani.
Leonardo DiCaprio aurait touché 5 millions pour une publicité exclusivement diffusée en Asie. Brad Pitt : 7 millions pour Chanel No.5. Emma Stone : entre 6 et 10 millions pour deux ans avec Louis Vuitton. Robert Pattinson : 12 millions pour trois ans chez Dior (contre 3 millions de dollars pour jouer dans The Batman, pour info).
Parfois, c’est un engagement aussi solide mais beaucoup moins chronophage qu’une série. Avec une dizaine d’années de Dior au compteur, Charlize Theron aurait touché plus de 55 millions au total, rien pour que ce foutu parfum – sans compter les 3 millions au nom de la marque de montre Raymond Weil, pour 18 mois. Et chez Lancôme, Julia Roberts aurait touché plusieurs dizaines de millions de dollars sur cinq ans.
Vous avez noté le point commun entre toutes ces « stars » ? Elles n’ont pas besoin d’argent, puisqu’elles tournent beaucoup.
LE LUXE DE NE PAS CHOISIR
Il y a une grande différence entre la « star » qui tourne la pub, et les David Lynch ou John Cameron Mitchell qui les réalisent parfois. Pendant qu’un.e cinéaste peut travailler des années sur un film sans garantie qu’il se fasse, une de ces « stars » a le temps de tourner dix films. Et toucher dix gros salaires, puisqu’elles sont dans la catégorie des « stars » (très) (trop) bien payées.
Et ça fait une sacrée différence avec d’autres artistes qui seraient moins qualifiées de « star » dans le mauvais sens du terme. Exemple : Eva Green, qui expliquait à Numéro en 2018 le risque et l’intérêt de tourner des publicités pour de grandes marques :
« J’espère bien que les gens ne vont pas retenir de moi que cette image de mannequin. C’est un risque : aujourd’hui, l’idée de la star est diluée. Et il y a un autre aspect : je vous le dis franchement, grâce à l’argent gagné avec Dior, je peux me permettre de refuser ce qui ne me plaît pas au cinéma. Choisir mes rôles avec parcimonie, ça aussi, c’est le luxe ! »
Eva Green tourne relativement peu, ou en tout cas a souvent enchaîné les films indépendants, passés inaperçus ou restés inédits en France (pour un Sin City 2 ou Dark Shadows, il y a Cracks, White Bird, The Salvation et Euphoria). Difficile d’en dire autant de Cate Blanchett et Brad Pitt par exemple, qui travaillent à peu près sans arrêt, sur le devant de la scène. Et face à Borderlands et Bullet Train, permettez-moi de douter de leur capacité à refuser des films de merde « grâce » à leurs contrats publicitaires.
C’est une chose d’avoir l’impression de voir un acteur ou une actrice partout et tout le temps, comme Nicole Kidman avec trois séries et trois films en l’espace d’un an environ. C’en est une autre de devoir en plus se farcir son visage et son sourire Colgate au-dessus d’un produit de luxe, qui va capitaliser sur son image (et donc, son travail d’artiste) pour essayer de créer des raccourcis inconscients – elle est belle parce qu’elle porte ce sac à main hors-de-prix ? elle porte ce sac à main hors-de-prix parce qu’elle est belle ? vais-je économiser 35 cadeaux d’anniversaire pour me le payer et devenir belle ?
Les marques n’achètent pas simplement un corps. Elles achètent l’aura de l’artiste, et se payent tout l’imaginaire qui va avec. La Julia Roberts de Lancôme, c’est celle que le monde adore (source : au doigt mouillé) grâce à ses films. Même chose avec le George Clooney charmeur qui vend du café, comme si c’était plus glorieux que le costume à tétons de Batman & Robin.
Ou comme le résumait très bien l’excellente Cécile de France en 2015, chez C à vous :
« Je me considère comme une artiste, j’aurais beaucoup de mal à voir mon visage avec une marque en-dessous. Je peux pas. Je fais pas ce métier pour ça. »
A STAR IS PORN
Étant donné que plein de gens prétendent « débrancher leur cerveau » en allant voir un film, nul doute qu’ils pensent mettre leur matière grise en stase devant les affiches dans les rues, ou devant les pubs d’avant-séance. Mais la publicité est évidemment et éminemment politique. Choisir d’accoler son nom, sa carrière et son art à une grande marque en échange de millions de dollars, pour servir de tapisserie marketing de luxe, ce n’est pas anodin.
Surtout quand ça vire au sketch accidentel. En tant qu’actrice, Marion Cotillard est payée pour faire croire qu’elle est une employée dans l’entreprise de panneaux solaires de Deux jours, une nuit des frères Dardenne (où elle est très bien), et ce peu importe si elle passe ses vacances sur un yacht et prend une douche au champagne avant l’apéro. Mais en tant que citoyenne, ses prises de parole sur l’écologie ne sont-elles pas un peu comiques à côté de ses contrats de femme-sandwich pour des marques de luxe ? (Pendant ses neufs années chez Dior, l’entreprise a été pointée du doigt par Greenpeace pour l’utilisation de produits toxiques relâchés dans l’environnement).
On peut débattre de la responsabilité des artistes dans de telles opérations, surtout quand la question de l’écologie dans l’industrie du cinéma (sur les tournages, et durant la promo) est aussi vaste. On peut voir les paradoxes, qui font que Leonardo DiCaprio a un bilan carbone équivalent à celui de la moitié de la France, notamment pour assurer la promo de ses films – y compris ceux qui parlent d’écologie. On peut aussi imaginer le plaisir de collaborer avec des créateurs et créatrices de mode, et porter de belles fringues gratos sur les tapis rouges.
Mais on peut surtout se demander pourquoi des acteurs et actrices acceptent d’être réduits à des « stars » publicitaires. Être payé 5, 10, 15, 20 ou 30 millions de dollars pour un film, c’est une chose, et c’est déjà aberrant à tous les niveaux. Mais on peut au moins le défendre (ça s’appelle le déni) en disant que ça débouche sur une forme d’expression artistique, ou que c’est au moins au service d’une industrie tournée vers la création. Quand une « star » fait la tournée des plateaux télévisés pour assurer le spectacle, c’est pour une seule chose : le film.
La publicité, elle, n’a qu’un but : vendre. Elle peut se cacher derrière l’art en se payant des artistes, et en les agitant comme des marionnettes, mais c’est comme du fond de teint sur une sale gueule : c’est une couverture. Et c’est presque encore pire.
Est-ce que ça veut dire qu’il n’y a pas d’art dans ces marques de luxe ? Non. Mais quand on parle de choses qui coûtent des centaines ou des milliers de fois plus chers qu’une place de cinéma, et qui sont montrées dans des défilés réservés aux élites ultra-riches, il y a une légère différence dans le rapport aux gens, à leur porte-feuille, et à leur imaginaire.
En jouant le jeu de ces marques, les « stars » participent à cette douteuse industrie du rêve, qui transforme un sac à main en objet de fantasme. Elles contribuent à salir une certaine idée du cinéma, et à faire pencher la balance un peu plus vers le business plutôt que l’art.
Et elles donnent des raisons de les regarder sur les écrans de cinéma comme des… « stars », avant tout. Parce qu’on connaît tous quelqu’un qui a décrit Charlize Theron comme « la meuf de Dior j’adore », plutôt que l’excellente actrice de Monster, Young Adult et Mad Max : Fury Road.
Si la pornographie est définie dans les dictionnaires par « la représentation de choses obscènes », et qu’on considère les monstrueuses sommes en jeu dans ces pubs, on peut facilement arriver à une conclusion un peu comique : ce cirque autour des stars et des marques de luxe est une forme de porno, dans le sens où l’étalage de richesse et de cynisme y est effectivement obscène. En tout cas, ce sera la conclusion de cet édito.
Bonjour,
Article intéressant mais il ne répond pas à la problématique démontrée. Je ne suis pas du tout convaincu par cet avis.
J’aurais tendance à dire tout à fait trivialement que je m’en fiche des acteurs qui tournent dans un pub car de toute façon je m’en fiche de la pub. Pour moi on la regarde ou la regarde pas. Ca reste un choix. Oui je sais qu’elle peut être imposée mais après tout beaucoup de choses sont imposées : l’architecture d’un bâtiment par exemple.
Pour en revenir à la publicité, on peut effectivement que ces stars n’ont pas besoin de ce pognon en plus. Mais qui sommes nous pour juger ? Les marques de luxe proposent des contrats aux acteurs et on devrait les juger par qu’ils acceptent ? Ces acteurs font bien ce qu’ils veulent de leur image. A eux d’en payer les conséquences éventuelles.
Très bon édito. Le luxe (et sa pub) n’ont leur place nulle part dans une société saine et désirable.
Il y a une pub que personnellement je tolère : celle des moyens de lutte…contre la pub. (adblock plus, blokada, youtube revanced, …)
Super article, mon cher !
Moi, j’aime bien voir les stars de cinéma, musique, etc… faire de la pub. Faut bien innover. En ce moment, c’est Rihanna !
Sur le fond je demeure en accord avec l’article mais la véritable raison poussant les comédiens à faire cela consiste à soutenir leur train de vie . Point . Personne ou presque ne devient riche véritablement grâce au cinéma ou au théâtre, quel que soit son talent . Voilà pourquoi les personnes de ce milieu investissent en parallèle dans l’immobilier ou prêtent leur visage ou leur talent de réalisateur, par exemple Winding Refn, à des marques . Est-ce mercantile ?Oui . Est-ce cynique ? Je dirais que tout dépend de la nature du produit vendu, pour ma part . Ce choix relève je dirais du pragmatisme tant une carrière artistique est instable . Pour consoler le rédacteur je lui rappelerai simplement que l’interprète de Marnie, Tipi Hedren ou que Brad Pitt on été repérés grâce à des pubs et que nombre de réalisateurs des années 90 durent faire leurs premières armes dans ce domaine .
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Pas Bulgari, mais Prada et H&M pour Wes Anderson (autant pour moi).
Je pense également à quelques spots réalisés par Wes Anderson dont un pour Bulgari (je crois) qui sont de vraies pépites.
L’article oublie néanmoins de mentionner que certaines de ces pubs sont de véritables bijoux de courts métrages avec une véritable écriture, vision artistique et histoire qu’on nous raconte. Pour exemple quelques spots récents relativement intéressants :
Ce ne sont que des exemples parmi tant d’autres où pour le coup le comédiens savent ce qu’ils savent faire, c’est à dire jouer, dans des objets audiovisuels qui ne sont pas uniquement mercantiles mais qui sont de vraies œuvres.
Super article