Minuit, l’heure du trauma. Depuis sa diffusion mouvementée à l’heure fatidique au festival de Cannes 2001, Trouble Every Day colporte une réputation sulfureuse. Mais quelle est la véritable nature du poison instillé par ce film d’horreur de Claire Denis ?
L’obscénité orgiaque de La Grande bouffe, la sexualité trouble de Crash, la manière dont Funny Game confronte le spectateur à son propre désir de violence, les menaces physiques à l’encontre de Gaspard Noé à la suite de la projection d’Irréversible… Les séances choc, Cannes connaît. Elles font partie de son ADN, de sa richesse, de sa mémoire.
Parmi elles, Trouble Every Day figure en bonne place. Outre la radicalité de sa réalisatrice Claire Denis, on sait Béatrice Dalle capable de faire monter la température bien au-delà de 37°2 le matin, tandis que Vincent Gallo prend date avec la croisette deux ans avant Brown Bunny (de lui-même) et sa célèbre fellation. Mais la source du malaise ne se trouve peut-être pas où on le pense…
Le choc originel
Cannes, 13 mai 2001. Aux côtés des Moulin Rouge, No Man’s Land, La Pianiste et Shrek se profile, hors compétition, une œuvre déconcertante. Et non, il ne s’agit pas du Mulholland Drive de l’éternel David Lynch, qui emportera le prix de la mise en scène, mais du nouveau film de Claire Denis : Trouble Every Day.
La réalisatrice est une familière du festival. Dès 1988, son tout premier long métrage Chocolat, qui ausculte les passions masculines, a pu concourir pour la palme. Six ans plus tard, c’est dans la section Un certain regard qu’elle a pu présenter J’ai pas sommeil, inspiré d’un vrai tueur en série.
Un aléa technique conduit à reporter la projection de sa nouvelle proposition. Ce contretemps aiguise les appétits. Que le film soit programmé en séance de minuit achève d’échauffer les festivaliers. La rumeur enfle : et s’il s’agissait d’un monument absolu de gore ?
Le jour venu, une horde de journalistes se presse pour le découvrir. Les spectateurs tentent de se faufiler en nombre dans la salle, au point de provoquer une petite empoignade. La projection est retardée d’un quart d’heure. Le public est chauffé à blanc. Le noir tombe. De retour à Cannes en 2010 dans la peau de présidente du Jury Un Certain Regard, Claire Denis se souvient.
« On passait à minuit. Tout d’un coup, on me prévient pendant la projection qu’on a fait venir le Samu parce que deux personnes se sont évanouies. J’ai cru que j’allais m’évanouir sur le champ, mais la personne qui m’a prévenue m’a dit ‘mais non au contraire, c’est très bon' ».
L’uppercut attendu ou redouté a bien lieu. Lorsque le générique de fin apparaît, une partie de la salle hue bruyamment le film, l’autre l’acclame. Sa réputation est faite ! Trouble Every Day marque les esprits et trace un sillon dans le cinéma de genre que certains labourent aujourd’hui encore, à commencer par le Grave de Julia Ducournau.
Sexe et sang, les suspects évidents
Le responsable de ce choc semble évident : le « trouble » du titre. Pour nous déstabiliser, Trouble Every Day nous immerge dans une valse macabre d’Éros et Thanatos. Et si cette manière de faire jaillir l’orgasme par le sang n’est pas inédite, si d’autres ont tiré ou tireront de l’horreur un moyen commode de traiter de problématiques sexuelles (le génial It Follows…), Claire Denis y va de bon cœur.
Et pour cause : le gore fait partie de l’ADN du projet depuis ses origines. D’une commande avortée pour la télévision, la réalisatrice conserve l’idée d’un ride horrifique avec Vincent Gallo. Elle construit un scénario autour de l’aspect prédateur des relations amoureuses.
Les personnages de Trouble Every Day apparaissent à la croisée des vampires, par leur obsession de la morsure libidineuse, et des cannibales. Ils n’ont pas le romantisme éthéré de tant d’autres maniaques de la canine : ce sont des névrosés, torturés par la violence de leurs appétits.
Chair offerte, coït déviant, cunnilingus sanglant : les cris de plaisir et de douleur se confondent, l’envie le dispute au malaise. L’anthropophagie nous sidère en brisant un tabou parmi les plus universels, d’autant plus qu’il relève moins ici d’une question de vie ou de mort façon Le Cercle des neiges que de pulsions dévoreuses.
La caméra épouse le regard de ces amateurs de chair fraîche, en capturant leur proie (la nuque de la femme de chambre, le pubis dont les poils ondulent sous l’eau du bain) avec un érotisme qui n’exclut pas les accès de frontalité gore. Car le désir dans sa prime expression est ravageur. Il n’est pas socialement viable. Il accapare, emporte sans partage, ne laisse rien.
La scène clé, dans laquelle ces intentions culminent, survient au milieu du récit lorsque de jeunes inconscients parviennent à se frayer un chemin jusqu’à l’antre de l’ogresse. Béatrice Dalle, animale, peut alors épancher ses appétits et faire de son libérateur son petit déjeuner carné. Aux coups de reins succèdent les coups de dent, de plus en plus appuyés. L’épiderme pénétré suinte de toutes parts. Lorsque la victime comprend, il est trop tard : sa frimousse déchiquetée nous est dévoilée au gré de plans hyper graphiques.
Claire Denis évoquait en conférence de presse à Cannes le désir de « rester à la frontière d’une forme poétique de l’horreur« . C’est peu dire que sa poésie est macabre ! Elle s’insère sans difficulté dans le New French Extremism qui a marqué le paysage cinématographique français à la bascule des siècles, aux côtés des Alexandre Aja, Pascal Laugier…
Dans le rôle de l’ingénue victime, on reconnaît le tout jeune Nicolas Duvauchelle, qui n’était clairement pas venu dans le métier pour souffrir autant. Béatrice Dalle témoignera que son partenaire, déstabilisé par son intensité, en aurait ressenti un vrai malaise, au point que l’actrice avait dû le réconforter en usant d’un argument qu’elle méprise : ce n’est « que » du cinéma…
Le coupable dissimulé en évidence
Sexe et sang, l’affaire semble entendue : en faut-il davantage pour secouer la Croisette ? Mais est-ce vraiment ce cocktail qui confère au film cette aura entêtante ? Il y a cet autre aspect, caché dans la pleine lumière de son titre : Every Day… Après tout, ces vampires n’ont rien de très fantastique, ce qui contribue à rendre leurs excès si terrifiants. L’univers dans lequel ils évoluent est très proche du nôtre, grisaille parisienne comprise.
Ce cauchemar n’a rien de fantasmagorique : il s’inscrit dans notre quotidien. Un regard appuyé, un tressaillement, un infime mouvement de recul : Claire Denis tisse son drame par une succession de gestes d’apparence si anodine que beaucoup de cinéastes les auraient éliminés, et dont peu auraient osé faire leur substance.
Loin de ne miser que sur ses coups d’éclat graphiques, Trouble Every Day est une œuvre exigeante et complexe à appréhender. L’accès en est aride : on entre dans le long métrage par des inserts énigmatiques et le baiser d’inconnus qu’on ne reverra pas, comme une scène capturée au dépourvu.
Claire Denis revendique la primauté de l’image et privilégie le langage du cadrage et du découpage aux dialogues explicites. C’est au spectateur de faire l’effort de nouer les fils entre cette femme cloîtrée, ce jeune marié si préoccupé qu’il semble absent à lui-même, ce médecin en quête d’un impossible. C’est à lui de tresser un sens de ces errances entrecroisées.
Par sa narration elliptique, son ambiance vaporeuse et son rythme languissant, Trouble Every Day contraint le spectateur à mettre en jeu son interprétation propre et à s’engager dans ce cauchemar pour s’en approprier les lignes de force : un portrait sans complaisance de nos frustrations, de nos impasses, et de la violence consubstantielle de nos désirs.
L’horreur naît de cette confrontation avec nos représentations, de la façon dont la trajectoire désespérée des protagonistes fait résonner nos tabous intimes, avec en toile de fond ces contes ancestraux où la menace est toujours d’être dévoré. Par ce procédé, Claire Denis clôt la boucle : elle a construit ses premiers émois cinéphiles d’une manière indirecte. Elle vivait alors en Afrique dans un endroit sans cinéma, et frissonnait aux récits de films que lui concédait sa mère, qu’elle recréait par le prisme de sa perception.
Peut-on se désirer ardemment sans se détruire ? À rebours des vampires romantiques façon Only lovers left alive, Trouble Every Day transforme le couple en creuset des appétits contrariés. Cette peinture incarnate de l’impossibilité à se réparer soi, et à réparer l’autre, est sans doute l’aspect le plus glaçant du film de Claire Denis.