De Canine à Pauvres créatures, en passant par The Lobster, Yorgos Lanthimos, retour sur la carrière d’un génie grec devenu chouchou d’Hollywood.
En près de vingt ans, Yorgos Lanthimos a explosé les échelons. S’il a très vite tapé dans l’œil des festivals avec Canine (son deuxième film solo), Prix Un Certain Regard à Cannes en 2009, puis avec Alps, prix du scénario de la Mostra de Venise 2011, son cinéma était encore cloisonné à sa terre natale. Ce n’est qu’à partir de 2015 avec The Lobster, en compétition pour la Palme d’or, mené par des pointures hollywoodiennes (dont Colin Farrell) et récipiendaire du Prix du jury, que le Grec a commencé à se faire un vrai nom.
S’il a confirmé avec Mise à mort du cerf sacré, lui aussi primé à Cannes en 2017 (celui du scénario) et porté par le duo Colin Farrell-Nicole Kidman, Yorgos Lanthimos a finalement pris une ampleur folle avec ses deux « films d’époque » : La Favorite et Pauvres Créatures. Si le premier a reçu à la fois le Grand Prix du jury et la Coupe Volpi de la meilleure interprétation féminine à la Mostra de Venise 2018 (avant d’être nommé à 10 reprises aux Oscars dont une statuette remportée), le second a tout démultiplié : Lion d’or à Venise 2023, lauréat de 4 Oscars et gros succès au box-office mondial.
Avec ses mondes étranges, Lanthimos s’est ainsi fait une place de choix dans le cinéma contemporain tout en se renouvelant à chaque métrage. À l’occasion de Kinds of Kindness, retour sur la filmographie de ce génie grec devenu le chouchou d’Hollywood (sans ses courts-métrages et sa comédie My Best Friend, co-réalisé avec Lakis Lazopoulos en 2001).
KINETTA
Sortie : 2005
Durée : 1h35
En 2005, avec Kinetta, le Grec réalise donc son premier film solo, co-scénarisé avec Yorgos Kakanakis (leur seule et unique collaboration). Le film suit un trio improbable (une femme de chambre, un policier et un photographe) reconstituant des scènes de crimes et de meurtres brutaux. Avec une âpreté déboussolante (aucun dialogue avant la quasi-moitié du film), le scénario joue alors constamment avec la fine limite séparant la fiction de la réalité, la sphère publique à celle privée, la poésie et l’horreur humaine, jusqu’à une forme de fusion macabre et dérangeante.
Indiscutablement, Kinetta est le plus mauvais film de Yorgos Lanthimos. Terriblement austère voire imbitable à cause d’une narration bien trop abstraite, cet essai expérimental ne parvient jamais réellement à séduire malgré sa bizarrerie. Toutefois, il contient d’ores et déjà des éléments typiques du cinéma de Lanthimos. Entre la violence immuable des êtres humains, la crise communicationnelle des personnages, leur petitesse au milieu d’un monde absurde et leur quête inexorable d’identité (les personnages n’ont pas de nom)… Kinetta traçait déjà la route des futurs obsessions du cinéaste.
CANINE
Sortie : 2009
Durée : 1h36
Canine est le premier gros choc de la carrière de Yorgos Lanthimos, ayant marqué les esprits, notamment à cause de son pitch un poil tordu. Le film suit en effet des parents séquestrant leurs enfants dans leur maison de campagne depuis toujours et les éduquant loin du monde extérieur avec une promesse : ils pourront quitter le cocon familial lorsque leur canine tombera. À l’image de Kinetta, le point de départ et le récit est donc toujours aussi provocateur avec une dose de malaise crescendo.
Yorgos Lanthimos s’attèle d’ailleurs à y poser les bases d’une réflexion qui va guider une bonne partie de sa filmographie : le monde absurde dans lequel vivent ces personnages l’est-il vraiment plus que le nôtre ? Lanthimos ne prend pas le soin d’expliquer les intentions des parents, adoptant presque la forme d’un conte dont les tenants resteront à jamais secrets, mais il observe habilement ce besoin de contrôle inhérent à l’humain (et au masculin en particulier) avec un humour noir féroce qui deviendra sa marque de fabrique.
Et si cette nouvelle expérimentation sociologique de Lanthimos est bien plus réussie que son premier film, c’est grâce à l’évolution de sa mise en scène. Bien moins évasive et au contraire millimétrée, voire chirurgicale, la réalisation de Canine capture à la fois l’évolution des corps et les mouvements des personnages, ces petites âmes engoncées dans un monde qu’elles pensent connaître sur le bout des doigts et qui leur échappent pourtant dans son entièreté, avec une froideur extrêmement pertinente.
ALPS
Sortie : 2013
Durée : 1h33
Avant de se plonger dans le cinéma, Yorgos Lanthimos a touché à la publicité, aux clips ou même aux JO (il a participé à la conception des cérémonies d’ouverture et de clôture des JO d’Athènes en 2004, oui oui). Au milieu de tout ça, il a aussi travaillé dans le théâtre. Quoi de plus logique quand on découvre Alps, où les personnages sont payés par des familles endeuillées pour remplacer leur proche décédé et donc jouer un rôle (parfois différent) au quotidien.
Si la question de l’identité est fondamentale dans le cinéma de Lanthimos, elle ne l’a jamais été autant que dans Alps (ou alors peut-être dans le premier segment de Kinds of Kindness) puisqu’à l’image de Kinetta ou Canine, les personnages n’ont pas d’identité. Sans nom (ou alors de simples surnoms), ils sont réduits à une fonction : infirmière, gymnaste, ambulancier… Soit comment le monde dans lequel on vit devient un petit théâtre flou qui n’a presque plus aucun sens.
Alors que la vie y défie la mort, c’est avant tout le réel qui devient complètement obsolète dans Alps. Avec l’artificialité des relations, la marchandisation des émotions, l’isolement psychologique… Yorgos Lanthimos décrypte les dérives d’un capitalisme ayant tout détruit, jusqu’à la nature même de l’humanité. C’est loin d’être aussi percutant que Canine, à cause de la rudesse de la narration et du concept assez rebutant, mais Alps est une belle expérimentation qui a sûrement permis à Yorgos Lanthimos de trouver l’équilibre parfait dans ses films suivants.
THE LOBSTER
Sortie : 2015
Durée : 1h59
« Dans un futur proche… Toute personne célibataire est arrêtée, transférée à l’Hôtel et a 45 jours pour trouver l’âme sœur. Passé ce délai, elle sera transformée en l’animal de son choix. » Avec un tel pitch, The Lobster a tout d’une dystopie classique mâtinée d’un surréalisme dans la droite lignée des premiers films grecs de Lanthimos. Il y a une bande-originale grinçante, une atmosphère souvent glaçante, un nihilisme lyrique, des personnages en quête d’eux mêmes… bref, du Lanthimos tout craché.
Sauf qu’ici, le cinéaste (toujours avec l’aide de son fidèle co-scénariste Efthimis Filippou) opère une bascule majeure dans sa carrière : The Lobster est mené par un casting hollywoodien (Colin Farrell, Rachel Weisz, John C. Reilly, Ben Whishaw…) et en langue anglaise. S’il conserve toujours l’énergie loufoque de ses débuts, Lanthimos déploie ainsi une fable extrêmement dense et en même temps plus accessible, en partie grâce à des personnages beaucoup plus attachants.
Face à la froideur des situations ou des interactions, les premiers films de Lanthimos étaient assez repoussants et manquaient sans nul doute d’émotions. Avec The Lobster, en dépeignant plus traditionnellement les enjeux au cœur du film (l’isolement social, les conventions humaines, l’engagement conjugal, l’amour) dans un scénario limpide, quasiment coupé en deux, il parvient à créer un vrai bouleversement. Là où ses personnages précédents semblaient acceptés leur destinée et la bizarrerie de leur société, ils décident ici de se rebeller contre l’ordre établi.
Il en résulte une œuvre caustique jubilatoire certes, mais surtout inquiète d’un monde sans véritable équilibre, où chaque être humain est forcé à choisir entre deux camps dont les méthodes se révèlent aussi extrêmes les unes que les autres (la fatalité de l’hôtel pour couple, la brutalité des célibataires fugitifs). Et comment trouver le véritable amour quand le monde n’accepte que sa raison ? Dans la douleur et le sacrifice semble nous répondre The Lobster dans un final paradoxalement plein d’espoir. Du Lanthimos tout craché on vous dit.
Mise à mort du cerf sacré
Sortie : 2017
Durée : 2h01
Dans un long travelling arrière accompagné d’une musique très solennelle, Mise à mort du cerf sacré s’ouvre sur une image d’une puissance symbolique évidente dans la filmographie de Yorgos Lanthimos : un cœur qui bat qu’un chirurgien tente de réparer. C’est finalement un peu ce qu’essayait justement de faire le Grec dans The Lobster, rafistoler le cœur des personnages en s’attachant à remettre sur le devant de la scène leurs émotions pour mieux les guider vers un amour bien mérité (en tout cas, pour certains d’entre eux) dans notre atroce monde.
Avec son cynisme légendaire, il fait, au contraire, tout l’inverse dans Mise à mort du cerf sacré qui nous rappelle, nous humains, à notre plus triste forme : un amas de chair et de sang. Le film suit ainsi Steven, un brillant chirurgien (Colin Farrell), qui voit sa vie se transformer en cauchemar lorsque Martin, un jeune homme qu’il a pris sous son aile, menace sa famille et semble avoir jeté une malédiction sur eux que le père ne pourra stopper que par un sacrifice.
Embrassant totalement ses influences kubrickiennes (la symétrie, les travellings, la musique, l’ampleur de certains mouvements, la présence de Nicole Kidman même), Yorgos Lanthimos ne filme plus tant la « comédie humaine » ici, mais bien sa pure tragédie. Mise à mort du cerf sacré est en effet une vraie balade macabre, une plongée dans l’horreur où les personnages – qui pensaient jouir d’une forme de liberté – sont désormais immobilisés, maudits par une puissance supérieure. Et alors, jusqu’où serions nous prêt à aller pour reprendre le contrôle ?
Dans une société qui n’a plus rien d’humain (couloirs glauques, maisons vides…) et où les sentiments sont devenus quasi-robotiques (même le sexe), c’est un électrochoc bienvenu pour réveiller le cœur enfoui de cette famille faussement parfaite, craignant plus la nécessité d’exprimer ses vraies émotions pour s’en sortir (plutôt que la malédiction elle-même). Dans ce jeu sordide, explosant à la fois l’idéal familial et tirant à bout pourtant sur la vanité de notre existence, Lanthimos nous renvoie alors à nos démons, notre laideur et nos propres mensonges. Du grand art.
La Favorite
Sortie : 2019
Durée : 2h00
Fort d’une vraie influence après ses différents succès et sa montée en puissance, Yorgos Lanthimos a bousculé ses habitudes avec La Favorite. En changeant de scénaristes (ici le duo Deborah Davis-Tony McNamara), en troquant le contemporain imaginaire pour une période historique réelle (l’Angleterre du 18e siècle avec la reine Anne Stuart) et s’octroyant les services d’une major hollywoodienne (la Fox) avec le casting prestigieux qui va avec (Emma Stone, Rachel Weisz, Olivia Colman…), le Grec change complètement de dimension.
Par conséquent, il change de style avec des décors foisonnants et des costumes fabuleux, se renouvelant complètement d’un point de vue artistique. Au-delà, La Favorite est son œuvre la moins conceptuelle, suivant les jeux de manipulations classiques d’une cour royale et les dynamiques de pouvoir entre un trio féminin. Et dans cette droite lignée, on peut même affirmer sans trop de difficulté qu’il s’agit de son premier film « grand public ». C’est toute la subtilité de Lanthimos que de jouer de ces apparats pour continuer à tromper son monde.
Malgré un revirement esthétique, narratif et humoristique à 180 degrés, le cinéaste ne lâche pas ses jouets de prédilection : la cruauté, la violence, la possession, la domination, la soumission, la destruction…. Il persiste à étudier la nature humaine dans une œuvre jouissive venant tout pervertir sur son passage ou plutôt subvertir, Lanthimos s’amusant à renverser totalement le programme classique du film historique.
Que ce soit avec sa caméra (le fish-eye) ou la prédominance des femmes (dans un univers traditionnellement masculin, le récit est régi par un trio lesbien), Lanthimos tord le genre à sa convenance pour mieux rendre ce monde réaliste complètement farfelu, grotesque, voire anachronique. Là réside sa grande force : tout en étant plus abordable, La Favorite est une œuvre féministe mordante et jubilatoire où le sens de l’absurde de Lanthimos se perpétue, voire gagne en élégance, dans un monde toujours aussi sale. Et ce n’est que le début.
Pauvres créatures
Sortie : Janvier 2024
Durée : 2h24
Chez Yorgos Lanthimos, notre sensation d’étrangeté et de malaise s’explique peut-être par un élément : des personnages qui acceptent sans sourciller le monde qui les entoure. Dans la filmographie du Grec, rares sont ceux qui remettent en cause la société qui, pourtant, les agresse, les enferme, les étouffe, les contraint… comme s’ils s’étaient résignés à l’idée que leurs désirs humains ne pourraient provoquer que désordre et instabilité. Avec Pauvres créatures, le cinéaste prend pour la première fois le chemin opposé.
Adapté du livre éponyme d’Alasdair Gray, ce Frankenstein féminin questionne en effet une idée principale comme l’a décrit l’éblouissante Emma Stone : « De quoi une femme serait capable, si elle pouvait tout recommencer à zéro ? ». Ici, il n’est donc plus tant question d’accepter son sort ou de trouver les failles du monde pour s’en accommoder, mais au contraire, de tenter de le changer soi-même, d’en renverser les codes et de le rendre meilleur.
Lanthimos continue ainsi à dépeindre une société gangrénée (notamment par le patriarcat) et à explorer la question d’identité à travers Bella Baxter. En effet, au gré de ses expérimentations et dépourvue de préjugés, son héroïne refuse l’ordre établi (dont elle ne connaît pas les normes, de toute façon) et crée par conséquent ses propres règles pour trouver son rôle, son impact et son bonheur dans une société qui n’avait pas prévue de lui en offrir l’opportunité.
Tout en conservant un humour noir et une frontalité inhérente à son œuvre, Yorgos Lanthimos opère ainsi un virage inédit, troquant ponctuellement son cynisme caractéristique pour un humanisme inattendu. Jamais il n’avait montré autant d’amour pour ses personnages (ou du moins, son héroïne) avant Pauvres créatures. Si La Favorite avait ouvert la voie d’un Lanthimos plus mainstream, Pauvres créatures en est le prolongement avec son épopée enivrante, son univers coloré, son héroïne inspirante et son message au grand cœur. Mais pour combien de temps ?
Kinds of kindness
Sortie : Juin 2024
Durée : 2h44
Seulement six mois après la sortie de son joyau Pauvres créatures, ayant largement attiré les spectateurs en salles et raflé plusieurs Oscars (dont meilleure actrice pour Emma Stone, sa deuxième statuette à seulement 35 ans), Yorgos Lanthimos allait-il poursuivre sa lancée humaniste et optimiste ? C’eut été étonnant et on avait bien raison d’en douter. Kinds of Kindness, au contraire, est une manière pour le cinéaste de remettre les pendules à l’heure en transposant la cruauté de ses premiers univers au cœur de l’Amérique moderne.
Nemesis absolu de Pauvres créatures, Kinds of Kindness est un retour aux sources pour Yorgos Lanthimos. Outre ses retrouvailles avec Efthymis Filippou au scénario, il replonge ses personnages dans un monde à l’uniformité terrifiante (baies vitrées, parking aseptisés, maisons sans âme…) et les confronte à leur tragique vulnérabilité. Avec ce titre ironique, il pervertit le concept de « gentillesse » pour mieux révéler ses contreparties et dévoiler les desseins cruels, malsains ou hypocrites que ses personnages dissimulent derrière leur bonté opportuniste.
Avec trois histoires différentes (mais liées par le mystérieux RMF), Lanthimos explore alors toutes les vicissitudes de la condition humaine, notamment à travers les questions de pouvoir, d’emprise, de croyance, d’identité et de libre arbitre. Il s’amuse à décortiquer les paradoxes de ses anti-héros au gré de leurs relations sociales, professionnelles, sexuelles, amoureuses… pour mieux sonder la manière dont ils vont (inévitablement) vriller.
Dérangeant et rêveur, cruel et tendre, terrifiant et hilarant… le film est d’une originalité folle, d’une somptueuse beauté et d’un culot monstrueux grâce à son imprévisibilité et son virage progressif vers le fantastique. Après La Favorite et Pauvres créatures, vous craigniez que Yorgos Lanthimos, à l’instar de ses personnages, se soit fait envouter par un système (hollywoodien) prêt à le tordre à son tour pour mieux le contrôler et l’asservir ? Soyez rassurés, Kinds of Kindness est bel et bien la preuve que le réalisateur n’a jamais été aussi vivant et en totale maitrise de son art. Reste à espérer qu’il puisse désormais aller encore plus loin.
C’est surtout Hollywood qui a perverti Lanthimos. Depuis La Favorite, le grec est devenu un vulgaire cinéaste qui choque le bourgeois avec pas grand chose, un peu de sexe et de pipi/caca/vomi mais qui a perdu de son mordant.
Merci pour cet article intéressant, il faudrait que je regarde le reste de sa filmographie, je n’ai vu que La Favorite et Pauvres Créatures. J’ai une une préférence pour le premier quand même !
Je n’ai vu que The Lobster, au cinéma, des images du film me reviennent encore maintenant de temps à autre tellement il est marquant. La séquence dans la salle de bain avec le frère du personnage principal m’avait laissé traumatisée
Le seul film que j’ai vu de Yorgos Lanthimos c’est PAUVRE CRÉATURES le film tiens surtout sur l’interprétation de Emma Stone flamboyante .
Et un style très Baroque avec une réalisation vertigineuse qui peux surprendre .
☆☆☆☆☆