Par amour pour le cinéma de Costa-Gavras et en réaction à l’attaque récemment survenue à Paris, il fallait qu’on reparle de Z, le chef-d’œuvre politique par excellence.
Le dimanche 16 février 2025, une projection du film Z, réalisé par Costa-Gavras, a été interrompue par l’attaque d’un groupe de militants d’extrême-droite, qui s’est soldée par des blessures graves.
Pourquoi ce vieux film sorti en 1969 et ses spectateurs sont aujourd’hui visés de manière aussi violente par les sympathisants du Rassemblement national et autres nazillons ? Premier d’une quadrilogie de thrillers politiques particulièrement engagés et brillants (il est suivi de L’Aveu, Etat de Siège et Section spéciale), Z raconte les événements ayant précédé l’avènement de la dictature des colonels en Grèce, et ce seulement deux ans après le terrible coup d’état.
A son époque, le film a remporté, entre autres récompenses prestigieuses, le prix du jury cannois et l’Oscar du meilleur film en langue étrangère (pour le compte de l’Algérie, le film ayant été produit là-bas, en dépit de son casting français et de son réalisateur franco-grec). Aujourd’hui, Z reste une œuvre magistrale, au propos terriblement actuel, qu’il faut continuer de faire vivre à tout prix à l’heure où le 7e art est trop souvent vilipendé pour sa portée politique. Retour sur cette perle de cinéma engagé.

De la Grèce à la France, en passant par l’Algérie
En 1963, le député grec de gauche Grigóris Lambrákis est mortellement blessé par deux militants d’extrême-droite à la sortie d’un meeting pour la paix. Ses idées et sa politique prennent de l’ampleur pendant son agonie et après sa mort, menant à la montée de la gauche menée par Andréas Papandréou, alors que s’amoncellent les exactions perpétrées par le gouvernement de droite. Celui-ci, comprenant qu’il ne remportera pas les prochaines élections, met fin à l’état de droit via le coup d’état militaire mené par Geórgios Papadópoulos et qui verra naître la très répressive dictature des colonels en 1967.
Peu avant ce retournement de situation, en 1966, l’écrivain Vassilis Vassilikos publie le roman Z, dont le titre reprend la lettre taguée sur les murs à la suite de la mort de Lambrákis et qui signifie “il est vivant” en grec ancien. Dès 1969, le cinéaste Costa-Gavras, alors seulement connu pour Compartiment tueurs et Un homme de trop, s’empare du roman pour en adapter et en prolonger l’histoire au cinéma, faisant ainsi un commentaire particulièrement lucide et incisif sur un événement de l’Histoire très récente.

Très vite suivi par un casting impressionnant, malgré les difficultés à monter le projet (Jacques Perrin, qui interprète le rôle du journaliste, se fait la main en tant que producteur sur ce film en se démenant pour trouver des financements en Algérie), Costa-Gavras peut compter sur la présence d’Yves Montand (son acteur fétiche de l’époque, rencontré par le truchement de Simone Signoret), Jean-Louis Trintignant, Irène Papas, le résistant de la Seconde Guerre mondiale Charles Denner, Jean Bouise, Pierre Dux et toute une flopée d’acteurs dont certains reviendront souvent chez le réalisateur.
Si Trintignant remportera le prix d’interprétation masculine à Cannes pour sa peinture de l’intraitable juge d’instruction, c’est bien chaque rôle de ce film saturé de personnages secondaires passionnants qui est incarné à la perfection. Mais tout ce beau monde n’a pas forcément conscience, au moment de s’engager dans l’aventure, du monument auquel il va donner naissance, ni du cinéaste majeur que deviendra un Costa-Gavras propulsé par le film. Car à l’envie de dénoncer s’ajoute, chez le réalisateur, un art accompli de l’image.

Le montage à vitesse grand Z
L’un des aspects les plus beaux et les plus parlants de la mise en scène des thrillers politiques de Gavras, et notamment de Z, est la manière que le cinéaste a d’opposer les institutions et les individus. Avec un soin tout particulier, le cinéaste filme les façades imposantes de bâtiments officiels, en soulignant l’architecture géométrique qui symbolise le pouvoir politique dans le quotidien de ceux qui le subissent. A ces plans larges, rigides et officiels, Costa-Gavras répond avec des plans plus mobiles et serrés sur les visages et les corps des gens qui représentent l’humain.
La magie du montage accole souvent les deux, de façon à créer un vertige qui fait comprendre toute la verticalité d’un système oppressif en dehors des dialogues, et transgresse par l’image l’opacité entretenue par la dictature naissante. Parfois, des travellings et jeux de perspectives accentuent encore ce rapport de force, en zoomant depuis un bâtiment sur des passants dans la rue, ou à l’inverse, en faisant communiquer dans un même plan le pouvoir démesuré du gouvernement et la réalité du peuple.

Toujours avec une science du montage impressionnante (il faut dire que cette partie du travail a été assurée par la grande Françoise Bonnot, dont Z était seulement le 5e film et qui lui valut l’Oscar du meilleur montage), le long-métrage assemble de manière volontairement abrupte des moments d’émotion et de calme avec des instants beaucoup plus violents, parfois au cœur d’une même scène, ce qui a pour effet de renforcer les deux aspects et leur contradiction.
Gavras ne verse ainsi jamais dans le larmoyant, même quand ces séquences concernent le personnage de la formidable Irène Papas, qui apprend sans filtre l’état de santé de son mari agonisant à travers le discours froid d’une conférence médicale, et privilégie toujours l’évidence de la situation et des sensations visuelles et sonores pour émouvoir. Cinéma engagé et bavard, oui, mais cinéma extrêmement cinématographique avant tout.

La révolte, encore et toujours
Attention : cette dernière partie de l’article raconte la fin du film.
Mais si Z est impressionnant et bouleversant par bien des aspects dans tout son déroulé, c’est son dernier acte qui porte un sublime coup de grâce. Dans un premier temps, le film dépeint l’inculpation des colonels (avant leur coup d’état) pour le meurtre du personnage d’Yves Montand.
Sur une magnifique musique de Mikis Theodorakis aux accents militaires rehaussés de notes dansantes, Gavras enchaîne les plans qui se répètent pour chaque colonel : l’arrivée au Palais de Justice avec un plan serré sur les médailles du criminel, qui rapetisse ensuite dans le cadre à mesure qu’il s’éloigne et ne peut plus lutter contre la justice. Ensuite, chacun d’entre eux est confronté à l’impitoyable juge d’instruction, puis quitte le Palais à la dérobée (tous se trompent de porte pour sortir, comme enfin confrontés à l’impasse de leur politique et à la fin de leur passe-droit).
Formidable moment d’espoir et de justice, cette séquence est pourtant brutalement suivie d’un bulletin télévisé au cours duquel le personnage de Jacques Perrin énonce la manière dont chaque résistant a trouvé la mort dans des circonstances “accidentelles” (dont certaines, tirées de la réalité, rappellent étonnamment certains cas récents de violence policière), et comment chaque colonel incriminé a été gracié.

Avec des photos des personnes réelles jouxtées à celles des acteurs, Gavras rappelle la cruauté de la réalité, privant tout à coup les spectateurs des héros qu’ils ont suivi tout au long du film, annonçant froidement leur assassinat déguisé et impuni juste après ce qui apparaissait comme une grande victoire. Et pour parfaire la séquence, la voix de Jacques Perrin est tout à coup remplacée par une voix off au moment où sa propre photo s’ajoute au tableau des personnes silencées par la dictature. Un détail simple et méta, mais déchirant, tant il met en relief la fragilité de la révolte, de la transparence et de la liberté d’expression, même au cinéma.
S’ensuit d’ailleurs une liste de toutes les choses (artistes, œuvres, objets, concepts…) interdites après le coup d’état, jusqu’à mentionner la lettre “Z” en dévoilant enfin son sens d’“Il est vivant”, comme une minuscule lueur d’espoir finale. Un final en montagnes russes qui abat son spectateur, mais le laisse aussi avec une formidable envie de se battre pour sa liberté.

Aujourd’hui, même des cinéastes comme Costa-Gavras ont du mal à adapter leur pensée politique à leur époque et à étendre le spectre de leur engagement. Par exemple, Gavras (président de la Cinémathèque française elle-même visée par plusieurs scandales) est soutien affirmé de Polanski, et a longtemps tourné, même dans Z, avec des hommes avérés violents envers leur compagne comme Bernard Fresson et Renato Salvatori.
Yves Montand, de son côté, a été accusé de manière posthume de viol par sa belle-fille Catherine Allégret, qu’il aurait agressée à répétition lorsqu’elle était enfant. Des éléments sur lesquels son grand collaborateur Costa-Gavras n’est jamais revenu. C’est pourquoi il est plus important que jamais, à l’heure où les artistes sont faillibles, que le message sublime de films comme Z perdure et soit diffusé grâce à ceux qui l’entendent encore, et ce en dépit des attaques de l’extrême-droite. Surtout, en fait, à cause des attaques de l’extrême-droite.
Excellent article, dans son angle, son analyse, et sa conclusion !!