A l'instar d'Avatar il y a trois ans, le nouveau film de Peter Jackson doit une partie de son exposition médiatique à l'emploi du HFR, c'est-à-dire le 48 images/secondes (soit le doublement de la fréquence habituelle de défilement des images), qui ne semble cependant pas destiné à connaître un destin aussi fédérateur, à en juger par les réactions mitigées qu'il a suscité chez les personnes ayant déjà vu le film sous ce procédé. Par conséquent, malgré toute la confiance légitime que l'on pouvait placer dans le réalisateur, l'excitation procurée par la perspective de vivre une expérience visuelle à la mesure du Cameron se mêlait à une légère appréhension : et si Jackson s'était tiré une balle dans le pied en recourant à un procédé incertain, que même son ami Steven Spielberg refusait de cautionner aveuglément en disant redouter son esthétique télévisuelle en février dernier ?
Précisons le d'emblée pour éviter toutes ambiguïtés : le choc est violent, et ce dès les premières images, à la hauteur du bouleversement annoncé. Par conséquent, prévoyez bien cinq bonnes minutes, pendant lesquelles vous aurez l'impression tenace que le projectionniste a appuyé sur la touche avance rapide, avant de vous habituer à la vitesse de défilement de l'image. Ensuite, pour peu que les charmes du film agissent sur vous, 15 à 20 minutes sont néanmoins nécessaires avant de s'abandonner totalement au procédé, et occulter certains des dogmes esthétiques les plus profondément enracinés dans l'inconscient collectif. Preuve de sa connaissance quasi-spielbergienne du spectateur, le réalisateur de Fantômes contre fantômes indexe le rythme de son récit sur les paramètres de sa mise en image, et choisit de centrer sa première bobine sur la rencontre de Bilbo avec la compagnie des nains qu'il s'apprête à accompagner dans leur quête. Ainsi, hormis un flash-back introductif qui traumatise instantanément la rétine, le spectateur ne quittera pas les murs de la maison de Bilbo durant une bonne partie du film, qui voit sa vie aussi brutalement mise sans dessus dessous que les critères d'identifications visuelles du spectateur. Un changement dans la douceur donc, le temps de nous habituer à l'image à travers le joyeux dawa provoqué par les nains dans la demeure proprette de Bilbo, avant que celui-ci ne décide (comme le public ?) d'entendre l'appel de l'aventure. La quête peut commencer.
Peter Jackson n'avait pas menti : le procédé dégage une hyperréalité se mariant parfaitement avec la 3D, dans la mesure où le format absorbe naturellement la nouveauté du HFR, comme si la vitesse de déplacement des personnages impliquait une extension de l'espace à l'écran dans lequel évoluer. Ainsi, au-delà de l'amélioration (réelle) des conditions de projections (pour l'anecdote personnelle, les compagnons qui me suivirent hardiment dans l'aventure, d'habitude rétifs à la 3D pour l'inconfort physique qui en résulte, ne trouvèrent ici rien à redire sinon « ‘tin, c'est vrai que j'ai plus mal à la tête »), le relief s'impose instantanément comme l'écrin idéal aux virtualités du HFR, dans la mesure ou les velléités d'immersion et de réalisme du premier trouvent leur relais tout trouvé dans le second. Si le souci des créateurs d'univers est bien de faire voyager le public dans un autre monde, alors l'alliance des deux technologies leur confère un outil de crédibilisation inédit. De fait, au-delà de la vitesse de déplacement des personnages, c'est la richesse de détails émanant de la direction artistique qui marque le plus durablement. Ici, les figures de style de Jackson, notamment ses fameux travellings aériens, n'ont jamais paru aussi évidentes, tant la Terre du Milieu semble nous révéler tous ses secrets (on se souviendra de la séquence chez les Gobelins), à plus forte raison que la profondeur de champ inhérente au relief accentue cette profusion offerte par la fluidité sans pareil de l'image. Au point de nous conférer parfois l'impression de naître à l'image, comme si nous ouvrions les yeux et regardions l'écran de cinéma pour la première fois. Quand au rendu cheap induit par le HFR, qu'on se rassure : Jackson évite l'écueil en contrebalançant le caractère atypique de l'image par l'ultra-cinématographie de son univers (direction artistique, lumière et découpage sont à l'avenant). Il convient d'ailleurs de s'interroger de l'usage du HFR entre des mains moins aguerries que celle de Jackson, dont l'esprit tridimensionnel élabore une scénographie en mouvement permanent, qui permet ainsi à sa mise en scène de ne pas figer dans le décor, et à son film de ne pas tomber dans le gouffre scénique de la représentation filmée. Ainsi, si le néo-zélandais assimile parfaitement le rendu du 48 images/secondes, on reste songeur à ce que le procédé donnerait appliqué à une réalisation plus statique (Perceval le Gallois en HFR, ça envoie du rêve).
Toutefois, force est de constater que c'est lors des scènes d'actions impliquant des effets spéciaux que le HFR acquiert toute sa légitimité picturale. Si les détracteurs des SFX justifient souvent leur position par le rendu froid et/ou cheap de l'effet, Le Hobbit, un voyage inattendu pourrait bien balayer ces réserves tant il anime (au sens étymologique du terme, c'est-à-dire insuffle la vie) à un point jamais atteint auparavant (y compris Avatar) les créations numériques de Weta, dont le travail une nouvelle fois monstrueux (textures, design, mise en mouvement…, à une ou deux incrustations près, c'est du grand art) se voit gratifié d'une exposition unique. Un bonheur des yeux à ce point exacerbé (le flashback de la bataille opposant les nains aux orques est appelé à rester dans les annales) qu'en comparaison, le retour à des scènes de dialogues plus posées tend à rendre au HFR son caractère ostentatoire. On ne passe pas dans une autre dimension de l'image sans en payer les pots cassés lors du retour sur le plancher des vaches, et Jackson tend à subir le retour de bâton du choc rétinien proposé lorsqu'il s'agit de revenir à filmer un champ/contre-champ, ou des personnages qui se contentent simplement de marcher… Un effet heureusement éphémère, mais qui pose cependant la question de la véritable vocation du HFR : et si tourner la page de l'argentique et de l'imaginaire qui lui est attaché était la condition sine qua non à sa légitimité populaire ? Une réponse que devrait apporter James Cameron avec les suites d'Avatar s'il choisit d'expérimenter le procédé comme il l'a annoncé.
Quoique l'on puisse penser de Peter Jackson, on ne peut guère accuser le réalisateur d'avoir choisit la voie de la facilité avec ce film. Le cinéaste a beau retourner à un univers connu du public, il n'en reste pas moins que sa conscience des mécanismes narratifs le pousse à bousculer les acquis du spectateur en présentant des personnages familiers sous un visage différent (car n'occupant pas la même fonction dans le récit, à l'image du traitement réservé à Gollum), et dans le même temps ne lui propose rien de moins que de bousculer ses repères visuels habituels avec le HFR. Un pari qui n'empêchera probablement pas le film de triompher, et qui entérine l'intégrité de la proposition formulée par le cinéaste depuis ses débuts, et qui est celle de la mouvance dans laquelle il se situe : celle de fissurer le voile du quotidien pour emmener le spectateur dans une autre réalité, et surtout lui faire croire à son existence.