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Bac Nord a été « l’enfer » pour la scénariste Audrey Diwan, qui donne enfin sa version

Par Geoffrey Crété
5 novembre 2024
MAJ : 20 novembre 2024
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Bac Nord a été "l'enfer" pour la scénariste Audrey Diwan, qui donne enfin sa version © Canva StudioCanal

La réalisatrice Audrey Diwan (L’Événement, Emmanuelle) a co-écrit Bac Nord, et pour la première fois elle explique ce qui la dérange profondément dans le film de Cédric Jimenez.

Si vous êtes passés à côté du nom d’Audrey Diwan ces dernières années, c’est que vous avez raté quelques films importants – et que vous ne lisez vraiment pas assez Ecran Large. Couronnée par un Lion d’or en 2021 pour son deuxième film comme réalisatrice, L’Événement, elle est revenue au premier plan en 2024 avec sa version d’Emmanuelle, incarnée par Noémie Merlant.

Et entre les deux, elle n’a pas chômé puisqu’elle a co-écrit L’Amour et les forêts (César de la meilleure adaptation), Pas de vagues, Barbès, little Algérie et L’Amour ouf, tous sortis entre 2023 et 2024.

Car avant de réaliser, Audrey Diwan écrivait, d’abord comme journaliste culture puis comme scénariste. Elle a notamment travaillé avec Cédric Jimenez sur Aux yeux de tous, La French, HHhH et Bac Nord. Et c’est justement de l’expérience très désagréable sur le film d’action avec Gilles Lellouche, Karim Leklou et François Civil qu’elle vient de reparler, avec une honnêteté admirable, car rare dans le milieu du cinéma.

Noémie Merlant Emmanuelle 2024
Emmanuelle, l’un des objets filmiques les plus étranges de 2024

« Je ne voulais pas écrire ce film« 

Si vous aviez du mal à voir le rapport entre Bac Nord et L’Événement, sortis à un peu plus d’un an d’écart, c’est peut-être normal. Et ce sera désormais clair, net et précis puisqu’Audrey Diwan a expliqué en détail les coulisses du film qui avait attiré plus de 2,2 millions de spectateurs en salles en 2021, et a fini par décrocher 7 nominations aux César.

C’est dans un long, riche et passionnant entretien avec Tsounami, publié le 3 novembre 2024, qu’elle est revenue sur le rapport entre les scénaristes et les films réalisés par d’autres. Avec l’éventuel risque d’un « glissement » entre ce qui était écrit, et ce qui a été filmé et monté. C’est là que Bac Nord débarque dans la discussion :

« Une fois, j’ai été très en colère en raison du glissement de sens entre ce que j’avais proposé et le film que j’ai vu. Je crois que je n’en ai jamais parlé jusqu’à aujourd’hui : c’est sur Bac Nord. »

bac nord gilles lellouche
Gilles le louche

Audrey Diwan explique alors dans un premier temps ce qui l’a menée à co-signer Bac Nord :

« Je ne voulais pas écrire ce film, je n’étais pas censée le faire au départ, Cédric [Jimenez] devait l’écrire seul pendant que je travaillais sur L’Événement. À l’époque, nous étions ensemble. Nous avions une petite maison, ancienne baraque de pêcheur dans les hauteurs de Marseille. Au bout de l’été, il me dit qu’il ne trouve pas vraiment le film et que ce serait mieux que je l’accompagne. On a eu une grande discussion à propos de ce que représente la police dans notre société. Je lui dis que je ne suis pas à l’aise avec le sujet.

On discute longtemps, je réfléchis, je lis aussi, notamment La fabrique du monstre de Cédric Pujol, et je lui dis : « Écoute, ce qui pourrait être intéressant, c’est d’essayer de comprendre comment ceux qu’on désigne comme étant ‘les meilleurs flics de France sont devenus anti police. » Parce que les trois individus dont on parle se sont ensuite retournés contre l’institution. Et Cédric accepte cette direction. »

bac nord gilles lellouche
Quand t’es la seule femme de l’équipe

Et si le film sorti au cinéma ne ressemble pas du tout à cette note d’intention, c’est normal : l’écriture s’est tellement mal passée qu’Audrey Diwan a quitté le projet.

« On écrit le film ensemble, ça se passe très mal parce qu’en tant que couple, on n’est plus d’accord sur grand-chose et on se sépare pendant l’écriture. Je termine la première version, je crois qu’on me demande quand même d’aller jusqu’à la version suivante, mais on est en pleine séparation. C’est l’enfer. […] Et moi, j’ai le sentiment, au moment où je pars, que j’ai laissé comme une carte routière assez précise.

Mais il y a eu ensuite d’autres versions. Je dirais, sans y avoir participé, qu’ils sont concentrés sur une forme d’efficacité, de logique de l’action. Et pour moi, le cas d’école, c’est la scène qui est ciblée par le journaliste de l’AFP au Festival de Cannes, à la conférence de presse. »

Anamaria Vartolomei l'événement
L’Événement : autre salle, autre ambiance

LA SCÈNE QUI A POSÉ PROBLÈME

Audrey Diwan fait référence à la conférence de presse de Bac Nord au Festival de Cannes, où le film a été présenté hors compétition. Dans cette étape normalement toute douce et indolore où les questions insipides se succèdent au milieu des sourires, le journaliste Fiachra Gibbons, de l’AFP, a interrogé la charge politique du film :

« On est dans une année d’élection. Moi, j’ai vu ça avec l’œil d’un étranger et je me dis : peut-être que je vais voter Le Pen après ça. Les gens des cités sont vus comme des bêtes. »

bac nord gilles lellouche
La scène en question

Sur le moment, Cédric Jimenez a rigolé, avant de tenter de répondre (« J’espère que Marine Le Pen ne va pas passer grâce à moi, ça m’emmerderait.« ).

Trois ans plus tard, Audrey Diwan estime que suffisamment de temps est passé pour expliquer ce qu’elle en pense, sans mâcher ses mots :

« La polémique est partie de cette scène où on voit un gamin casser une voiture, être emporté par les flics et jeté dans un véhicule de police. Il insulte les flics, puis l’un d’eux allume la radio et ils finissent par chanter ensemble. Le journaliste reproche au réalisateur de faire des habitants de la cité des « sauvages » – il me semble que c’est son terme. En tout cas, il reproche, à raison, un amalgame terrible entre les narcotrafiquants et les habitants des cités. Dans la version que j’avais écrite, je m’étais inspirée de l’anecdote d’une femme qui vivait dans l’une de ces cités.

Elle nous avait dit : « Vous savez, nous la BAC Nord, parfois on l’appelait pour faire du ‘baby sitting’, parce que quand nos gamins tombent entre les mains des chouf’, des narco, on ne peut pas aller les chercher, on n’arrive pas à les récupérer ». Donc l’équipe de la BAC Nord était missionnée pour récupérer un jeune garçon qui traîne dans une salle polyvalente, avec des narco effectivement, mais ce gamin est juste en train de jouer au baby foot ! Donc l’équipe de la BAC débarque, l’attrape alors qu’il n’a rien fait de mal à ce moment précis, l’embarque. Et c’est pour ça qu’il les insulte dans la voiture ! »

bac nord gilles lellouche
Vous ne passerez pas

La réalisatrice cite une autre scène qui a été complètement « piratée » lors de l’écriture :

« Un autre exemple, qui illustre pour moi ce problème du glissement de sens, c’est au moment de l’assaut de la tour. Le policier joué par Karim Leklou se réfugie dans un appartement où se trouvent une mère et son fils. Voilà ce qu’on avait écrit nous au départ, le petit disait [à la BAC, ndlr] : « Ne restez pas là sinon les narco vont penser qu’on est de votre côté et on va avoir des problèmes ». Ils attaquent le flic pour ne pas subir de représailles.

Le raccourci opéré ensuite dit : « Ils sont du côté des narco ». Ça me rend malade. En pleine promotion de L’Événement, on m’a beaucoup parlé de Bac Nord. Je n’avais pas envie de me dédire. Maintenant le temps a passé, donc j’estime que j’ai le droit de dire cette vérité. À l’époque, je n’aurais pas osé formuler, à tort ou à raison : « Mais moi je suis en désaccord total » ! »

bac nord karim leklou François Civil
Quand tu découvres le nom d’Audrey Diwan au générique

On pourrait encore citer bien d’autres morceaux de cet entretien fleuve, où Audrey Diwan revient longuement sur le voyage Emmanuelle – tous les signes avant-coureurs qu’il y avait peut-être des incompréhensions et des problèmes, tout ce qu’elle espérait y raconter, et tout ce qu’elle pense avoir manqué.

Mais on va simplement vous laisser aller le lire vous-même par ici, en saluant le travail de nos collègues de Tsounami et la sincérité d’Audrey Diwan qui redonnent envie de croire au format interview, de plus en plus cadenassé par les impératifs promo.

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Slin

Je ne vais pas m’etaler sur la portée du film BAC Nord. Cependant je trouve tout de même presque ironique de voir qu’une bonne partie l’equipe d’acteur incluant le real Gilles Lellouche present dans BAC nord ont été reuni une nouvelle fois autour d’un scenario avec la participation d’une des scenaristes de la première version de BAC Nord ^^.

Amour ouf, un film qui me marquera sans aucun doute plus que BAC Nord que j’avais trouvé ‘pas si mal’ lors de mon premier visionnage au cinéma. Chacun ses goûts bien sûr :).

J’avais lu cet article avant d’aller au cinéma et j’en ai presque eu la chair de poule (presque…) quand j’ai vu la liste de ces acteurs (en plus de faire les gros yeux quand j’ai vu tous les autres acteurs… qui sont aussi de grands noms… en plus d’être bon de mon point de vue [> en ce moment je vois les films sans trop me renseigner dessus.. à « l’ancienne »… au bouche a oreille on va dire ^^]).

J’ai lu tout l’interview (qui avait déjà attisé ma curiosité) suite au commentaire de Fox du dessous. Je ne le regrette pas. J’ai presque envie de voir Emmanuel pour ainsi dire qui ne me donnait pas envie… quand il etait encore au cinéma. Et il a aussi fait naître l’envie de voir les autres films où elle a participé :).

Flo1

Aucune raison de se défausser. Et ceux qui ne veulent y voir qu’un truc péjoratif, c’est leur problème…
Parce que le film montre très bien que ce sont les patrons qui poussent les flics à entrer eux-mêmes dans l’illégalité pour pouvoir faire du chiffre. Donc à sauter sur des cas où il y a un peu plus de violence… et laisser tomber comme des chiens juste après, en ayant abusé de leur confiance.
C’est ça le sujet principal, et le fait qu’il y ait de l’action ne vient pas étouffer cette idée mais plutôt la supporter, tout en garantissant une bonne dose de divertissement – ça allie paradoxalement le spectacle brutal, avec ensuite la dénonciation de cette même brutalité, et ses conséquences.
Même la scène avec la mère et son fils, on l’a comprend comme il faut – impossible qu’ils soient des narcos, il n’en ont pas l’attitude.
En dehors de ça, la banlieue reste similaire à plein d’autres en France (mis à part qu’il y fait plus chaud, ça n’aide pas au calme absolu), aucun esprit éclairé ne peut faire d’amalgame sauf par opportunisme.
Si on sait y répondre avec intelligence, pas de problème.

RomulusAndRemus

Bac Nord : dans tous les cas j’ai été enthousiaste sur ce film qui certes même s’il a fait beaucoup parlé de lui quand à la réalité d’un certain quotidien qu’il a montré sur grand écran n’en démérite pas pour avoir ce courage là car depuis la sortie de ce film la situation de la sécurité s’est considérablement dégradée dans notre pays (et tout porte à croire que cela ne va pas s’arranger).

cidjay

Perso, je ne vois absolument pas le film comme dépeignant les gens de la cité comme des sauvages : le film dépeint les « criminels » comme des sauvages (forcément, on a le point de vue de la Brigade Anti Criminalité », pas celui d’une assistante sociale. les gars ne sont pas là pour faire du social et de la gentillesse, ils sont la pour encadrer le traffic de drogue et la criminalité.
Si il existe un film plus nuancé sur les cités marseillaises, il devrait s’appeler « CAF Nord ».

Fox

L’interview est absolument passionnante !

Plus que le passage sur Bac Nord – qui fera jaser, c’est certain ; pour preuve, c’est l’objet de cet article – c’est surtout toute la discussion autour d’Emmanuelle que j’ai vraiment adoré.
Elle ne se défausse pas, admet ses erreurs, des actes manqués.
Et ce que je trouve intéressant dans ses propos, c’est qu’elle juge parfois avoir commis certains impairs… que je ne considère pas comme tels, bien au contraire !
En tout cas, c’est un échange qui donne sacrément envie d’aller discuter avec elle parce qu’elle semble vraiment ouverte aux points de vue des autres.
Bravo à Tsounami !

P.-S. : J’ai beaucoup aimé Emmanuelle et me retrouve dans certaines des idées qu’elle a souhaité faire passer. Ceci explique-t-il celà ?