Un innocent petit jeu de pêche qui se change en épopée horrifique et lovecraftienne, c’était le pari de Dredge, l’une des plus grandes réussites de ces dernières années en matière de jeux vidéo.
Sorti fin mars 2023, Dredge est un petit jeu indépendant développé par Black Salt Games, dont c’est pour le moment le seul rejeton. Suivant la mode de beaucoup de jeux et de fictions qui s’inspirent de l’univers du romancier H. P. Lovecraft (ces dernières années, on compte des œuvres comme Bloodborne, L’Appel de Cthulhu, La Couleur hors de l’espace… et bien d’autres), ce “cozy game” horrifique trompe par sa simplicité apparente pour mieux emporter le joueur dans un gameplay riche et un univers fascinant.
Le public s’est d’ailleurs laissé séduire, puisque selon le site Game Developer, Dredge a dépassé le million de ventes en 6 mois, réalisant dans sa seule première journée plus de 100 000 ventes (ce qui correspondait à l’estimation des ventes totales que se faisait le développeur avant de voir ce plafond exploser). Retour sur la recette imparable d’un petit phénomène du monde des jeux indépendants.
Le royaume de Phare Phare Lointain
Le rêve du pêcheur
Au premier abord, difficile de s’emballer pour le concept de départ de Dredge : rien de bien palpitant dans l’idée de diriger un petit chalutier sur les eaux d’un modeste archipel, pour pêcher quelques maquereaux et les vendre aux poissonniers du coin. La mer est d’un bleu paradisiaque, le soleil est haut dans le ciel, et les graphismes rappellent quelque peinture faite au couteau, avec ces petits aplats de couleurs qui dessinent des formes réconfortantes. Du réalisme, Dredge ne garde que les couleurs les plus jolies et les mouvements les plus fluides.
Bref, voilà le joueur parti pour s’adonner à une sorte de méditation vidéoludique, s’apprêtant à répéter inlassablement quelques actions simples : pêcher, naviguer, vendre. Dormir. Recommencer. C’est mignon, ça hypnotise, mais ça ne casse pas trois pattes à un canard. Sauf que, bien vite, l’ambiance va s’assombrir et l’univers va dévoiler ses mystères insoupçonnés.
À partir de là, si le schéma de répétition pêche-sommeil va perdurer, il ne devient que l’interface entre le joueur et la découverte d’une histoire tragique. Il est la lorgnette par laquelle vont être trouvés les indices qui vont permettre d’assembler petit à petit les pièces du puzzle, que ce soit à travers les reliques trouvées dans les différentes mers ou les messages flottant dans des bouteilles. À la manière d’un Bloodborne, quand bien même le type de jeu en est très éloigné, la véritable histoire cachée sous les interactions du premier plan doit être retracée par le joueur.
Toutefois, la narration ne laisse pas celui-ci à l’abandon : les quelques dialogues du jeu permettent tout de même d’avoir une forme d’incarnation et de fil conducteur qui manque à Bloodborne. On y trouve d’ailleurs quelque chose de Life is Strange, dans les couleurs réconfortantes qui laissent place à la tempête, et dans la manière dont les choix finaux du pêcheur lui permettront de faire un sacrifice personnel ou apocalyptique. Le jeu étonne par tout le sous-texte qu’il arrive à faire vivre avec une interface aussi simple, dans laquelle personnages et objets ne sont que des images figées agrémentées de quelques descriptions, à part pour les magnifiques cétacés que l’on croise parfois avec plaisir sur son chemin.
Le collectionneur fait son apparition
Il est pas vrai, mon poisson ?
Hormis ces considérations esthétiques, Dredge étonne aussi par la variété et l’intelligence de son gameplay. Si aucune de ses méthodes n’est révolutionnaire (de la navigation simple sur la surface d’huile aux mini-jeux de réflexes qui permettent de pêcher les poissons ou de draguer des matières premières), leurs contraintes l’enrichissent grandement. La plus grande de celles-ci étant bien sûr celle du sommeil, qui insuffle un sentiment d’urgence à la moindre journée en mer, car gare au pêcheur s’il ne dort pas. Petit à petit, si le sommeil lui manque, le personnage va sombrer dans la folie.
Celle-ci va être représentée de plusieurs manières : l’image va se dédoubler dans des nuances de rouge et de turquoise, rappelant la qualité d’une vieille VHS, et les dangers vont se multiplier. Des corbeaux aux yeux rouges qui vont piquer des poissons dans la cale aux rochers qui apparaissent de nulle part pour briser la coque, ou encore les monstres marins de plus en plus gros qui ne laissent parfois aucune chance… Alors que l’histoire se déroule, des capacités spéciales viennent augmenter le champ d’action du pêcheur, mais les difficultés augmentent de concert. À chaque région (les îles représentant la faune et la flore des différents océans) ses propres créatures et leurs manières d’anéantir le modeste bateau.
L’archipel du Bassin des Astres représente l’Océan Indien
À l’instar des poissons de feu qui appellent leur terrible maman dans les îles de l’Echine du Diable, et que le pêcheur doit contrer avec les sources chaudes avant de se faire croquer la barque, les menaces font évoluer les stratégies et évitent la redondance dans les explorations. Et gare au joueur s’il s’éloigne trop des limites de la carte : un “poisson” encore bien plus gros que tous les autres risque alors de s’occuper de son cas. D’ailleurs, faut-il encore préciser que le jeu maîtrise magnifiquement bien les ressorts de la thalassophobie, jouant sur une semi-transparence de l’eau pour suggérer les ombres plus ou moins grandes qui rodent sous le bateau ?
La simplicité apparente du jeu, qui traduit une économie de moyens certaine, est donc très largement compensée par toutes les manières que Dredge a de meubler sa trame de base. En restant la plupart du temps dans la suggestion (ne donnant que plus de puissances aux véritables attaques de monstres), le jeu sait parfaitement tirer parti de sa modestie pour entretenir le mystère autour de son lore. Et dans sa volonté de faire hommage à l’œuvre de Lovecraft, cet aspect a du sens.
La nuit, les créatures des abysses luisent dans les profondeurs
le livre des morts
Car enfin, l’intérêt principal de Dredge est, encore plus que tous ses attraits précédemment cités, ses qualités littéraires. Il n’est pas réellement ici question des rares dialogues entre personnages, qui n’ont rien de très notable. Mais le véritable trésor du jeu, c’est son encyclopédie : le livre que le joueur complète à chaque fois qu’il découvre une espèce. À défaut de pouvoir bien voir les poissons en action dans le jeu, il peut observer à loisir leur portrait dans ce bestiaire. Chaque espèce voit listées ses caractéristiques et habitudes, mais ce sont les “abominations” qui sont particulièrement intéressantes.
Car à la nuit tombée, si le pêcheur ose s’aventurer sur l’eau noire, nombreuses sont ses chances d’attraper une version maudite des espèces qu’il pêche en plein jour. Et ces mutants viennent eux aussi enrichir l’encyclopédie, chacun accompagné d’un texte qui décrit son apparence et son tourment. Dans ces petits textes, le jeu déploie toute sa poésie macabre, et donne à imaginer un incroyable monde marin parallèle. Les abominations des différents barracudas, requins et autres pieuvres sont d’une créativité rare et inventent de nouvelles souffrances.
Telle abomination est un cabillaud composé de lambeaux de chair dont les battements de queue lui détachent la peau, telle autre est un maquereau aux yeux multiples qui percent votre âme, telle autre est un requin-tigre à la peau écorchée et aux muscles découverts, telle autre est un poisson dont il ne reste que le squelette, désormais habité par la créature qui l’a dévoré… Au-delà de l’esprit de collectionneur que le jeu développe chez le joueur (avec une certaine pertinence dans la révélation finale de l’histoire), il le nourrit de mille visions aussi belles que hantées à travers ses atroces descriptions de créatures damnées. Sans oublier la critique du capitalisme qui se cache derrière cette monstrueuse course au rendement, bien sûr.
Au bout d’un moment, c’est la volonté de découvrir ces espèces qui prend le pas sur le reste, et pris dans la spirale enchantée et infernale de ces petits cauchemars, le joueur pense presque perdre la raison autant que le pêcheur. Pas étonnant qu’aujourd’hui, une adaptation en film semble être en projet du côté de Story Kitchen. Est-il possible de faire un bon film à partir de Dredge ? Ce qui est sûr, c’est que chaque centimètre carré du jeu donne cruellement envie de voir son lore et son bestiaire exploité et mis en image de manière plus poussée.
Peut-être est-ce que le procédé trahirait d’office le génie de la suggestion dont le jeu a su faire preuve, mais (l’immense) curiosité est là. En attendant, direction le DLC The Pale Reach, qui délocalise le petit bateau dans des contrées glacées.
25€ le jeu, vaut pas plus de 10€, à voir quand il sera en promo
@的时候水电费水电费水电费水电费是的 RyanMcDuis
Vous pouvez trouver moults let’s play du titre sur vos plateformes favorites. C’est un très bon jeu par ailleurs.
Quant à l’article réservé aux abonnés, pourquoi pas puisque ce n’est pas un axe d’actualité mais d’analyse.