Pour qui a joué à l’époque à la création de Fumito Ueda, une relecture du soft à l’aune des capacités techniques actuelles constituait autant un fantasme qu’une source d’angoisse, les écueils dressés sur le chemin d’un tel projet étant innombrables. Œuvre essentiellement poétique et évocatrice, Shadow of the Colossus survivrait-elle à sa transformation ? Une refonte graphique ne tuerait-elle pas l’aura de songe nimbant le titre et Sony résisterait-il à la tentation d’adjoindre à ce classique des explications, digressions et autres éventuels bonus, capable de diminuer cette expérience ?
« Cey bô ! »
LIGHT OF THE GRAPHISMUS
Dans une contrée lointaine, abandonnée et battue par les vents où se dressent de loin en loin les formidables ruines de quelque civilisation oubliée, un jeune homme à cheval avance. Il porte à bout de bras le cadavre de sa bien-aimée, et serre contre lui l’épée antique qu’il a dérobée. Elle lui permettra de relever le défi lancé par un dieu de naguère en échange du retour à la vie de l’être aimé.
Voilà le point de départ du jeu dans lequel, simplement armé de notre foi et d’un équipement rudimentaire, il nous reviendra de parcourir un royaume dévasté pour abattre les colosses qui le peuplent et dont on ignore initialement tout de la mission. Dès son ouverture, le verdict est évident. Non le boost technologique n’a pas banalisé le génie de Fumito Ueda. Oui, Shadow of the Colossus est toujours le pur shoot de beauté brute et dérangeante qui nous fascina voici plus de dix ans.
Un chemin en apparence dénué d’embûches (et qui évoque un chouîa La Tour Sombre)…
On louera une nouvelle fois la direction artistique générale, dont la cohérence et la richesse demeurent aujourd’hui encore inégalées en termes de finesse, mais c’est dans un registre voisin que la performance est la plus puissante. Avec les moyens de Sony, rien de fondamentalement étonnant à ce que l’entreprise nous propose une expérience techniquement robuste, ce qui confine à l’orfèvrerie en revanche, c’est la capacité du jeu à conserver sa puissance symbolique et son infini mystère, malgré sa recréation.
Signe que sa première version était déjà un tour de force, on a le sentiment curieux de retrouver inchangés les décors d’hier, de parcourir des crevasses identiques, comme si les équipes de Ueda avaient su à la perfection capturer notre souvenir pour le magnifier, tant le connaisseur reconnaît instantanément le plus petit autel, le moindre caillou. Le gouffre esthétique est pourtant délirant, mais le talent de conteur de Ueda, son habilité pour faire d’un rayon de soleil vaporeux une articulation narrative, pour laisser dans une ruine désolée à voir quelque cataclysme ancien, était déjà présent et se retrouve ici décuplé.
Ce colosse va vous faire passer un sale quart d’heure
KILLING BEAUTY
On l’a dit, écrit, répété, c’était sa beauté qui fit la gloire de Shadow of the Colossus, ou plutôt le rapport cruel et tragique qu’il établissait entre le joueur et la notion de grâce. Car le rôle de celui qui progresse manette en main est tout simplement d’achever ce qu’il reste de splendeur dans le monde agonisant qu’il traverse. D’immenses plaines en mausolée de poussières, ce sont bien les colosses que nous affrontons qui font figure d’élément grandiose. Ils sont la source de sidération perpétuelle qui motive le joueur à avancer. Et son rôle est tout simplement de les abattre.
Parfois lâchement. Souvent par surprise. Toujours impitoyablement. Et que les chœurs qui accompagnent ces confrontations crépusculaires ne vous trompent pas, nulle geste épique ici, c’est toujours la grandeur, l’énigmatique noblesse de nos adversaires qui est magnifiée ici. Ces statues de chair, de corne et de pierre nous toisent de leur yeux sculptés, nous repoussent à la manière d’innocents moucherons, semblables à un moustique posé indélicatement sur une toile d’Arnold Böcklin.
L’Île des Morts, d’Arnold Böcklin
Expérimenter Shadow of the Colossus, c’est faire sienne l’expérience du romantisme noir et de l’horreur tragique. Chaque victoire est un calice d’amertume, un pas de plus vers une chute irrémédiable, un châtiment inévitable et pourtant juste. Notre héros, Wanda, nous donne à vivre toute l’ignominie dont est capable l’être humain quand, mû par un sentiment éminemment noble, il accepte de s’acquitter de la pire des besognes.
Entre les deux yeux qu’y dizaient…
ROI SANS DIVERTISSEMENT
Et comment mieux retranscrire cette Misère de l’Homme sans Dieu qu’en mettant entre nos mains un gameplay incroyablement représentatif de l’absurdité de la tâche à accomplir ? À l’heure où immédiateté, fluidité et systèmes user-friendly sont les maîtres mots du game design, Shadow of the Colossus détonne.
On vous a dit que c’était beau ?
Les commandes sont en apparencs rigides, relativement pauvres, et presque toujours contraignantes. C’est qu’aujourd’hui comme hier, il n’est pas vraiment question ici d’aventure, d’épopée, et si sentiment de puissance il y a, celui-ci n’est jamais que de courte durée. Wanda est un fétu de paille insignifiant, dont la moindre erreur pourrait entraîner la mort, et c’est précisément ce sentiment que retranscrit le gameplay du jeu, qui oblige le joueur à demeurer toujours sur le qui-vive, conscient de ses limites.
Au fil des années, Fumito Ueda aura régulièrement été comparé à Hayao Miyazaki. Mais à la réflexion, le sillon esthétique tracé par ce créateur hors-normes se situe peut-être plutôt entre le désenchantement littéraire d’un Giono, la beauté embrumée de Gus Van Sant et la sidération plastique d’un Malick. Un mélange qui préfigurait il y a 12 ans tout ce qu’on n’appelait pas encore vraiment la production indépendante. Shadow of the Colossus n’était pas seulement en avance sur son temps, il préfigurait une aventure d’un genre nouveau, dont les vertiges n’ont pas fini de nous happer comme des brindilles.
… The Last Guardian qui au Japon vient de recevoir le prix du festival Arts & Medias organisé par le ministère de la culture, section divertissement.
Bravo. Mérité.
à mettre au panthéon du jeu vidéo comme par exemple The Last Guardian.
C’est certes beau mais on peut aussi trouver l’expérience un poil chiante (galoper après 16 colosses…) et répétitive.
ce fut hélas mon cas.
@matt
La 3D est nécessairement plus fine. Mais oui, Agro a toujours beaucoup d’inertie.
Le mot chef d’oeuvre n’est absolument pas usurpé par votre article.
Un jeu d’une émotion intense qui m’a autant fait chavirer que Link Awakening, FF VII ou Chrono Cross.
Bon, par contre, ce put*** de cheval était quand même bien relou dans la version PS2.
Est-ce que la maniabilité de ce foutu Agro est toujours autant casse bonbon ?
Sympa, ce test, merci.
Par contre, l’auteur du jeu est Fumito Ueda et non Hueda 🙂
Bel article, merci.
On peut quand même citer le studio texan à l’origine de cette refonte graphique : Bluepoint
Et la musique de Kow Otani qui participe toujours tout autant à l’atmosphère du jeu.
Votre choix d’illustrer le côté minéral et végétale des colosses par L’Île des Morts, d’Arnold Böcklin (que je ne connaissais pas) pourrait par ailleurs paraître assez troublant pour tout joueur qui a terminé le jeu ICO du même Ueda (sans H).