ARMORED CORE VI : FRANCHIR LE RUBICON
Peut-on faire plus niche et old school qu’Armored Core ? Jadis vaisseau amiral de FromSoftware avant que les Soulsborne ne débarquent, la série fait figure de repoussoir pour le gaming contemporain. Gameplay arcade, présentation austère et histoire narrée principalement via des briefs de missions : malgré la modernité de ses thèmes de prédilection, Armored Core a tout de la série dépassée, impossible à faire sortir de l’archipel du Japon pour le public occidental actuel. Pourtant, en témoigne l’énorme succès commercial du jeu, il suffisait de pas grand-chose. Pas besoin de battle pass ou de saisons pour maintenir le joueur accroché à la manette quand on a du talent et de l’ambition.
Armored Core VI: Fires of Rubicon démarre en terrain connu. Si l’histoire ne se déroule plus sur Terre, il est encore question d’épuisement des ressources naturelles et d’humanité poussée au bord de l’auto-extermination par la cupidité de gigacorporations. Nous voici donc envoyés à la recherche du Corail, précieuse substance réminiscente de l’Épice de Dune et le Mako de Final Fantasy VII aux propriétés extraordinaires, mais dont l’abus a déjà embrasé tout un système solaire par le passé durant un évènement appelé les Feux d’Ibis (double clin d’œil pour les fans de Dark Souls et Silent Line: Armored Core). Cinquante ans après son extinction supposée, lors des Feux d’Ibis, le Corail revient sur la planète Rubicon 3.
Un jour FromSoftware devra expliquer son obsession avec les feux
Faisant fi du gouvernement unifié et des autochtones Rubiconiens, les corporations humaines engagent une funeste ruée sans foi ni loi vers ce dangereux or nacarat. L’individu n’est rien à la surface dystopique de Rubicon 3, même pas un visage. Juste des voix dans notre intercom, celui d’un amorphe humain augmenté pour le pilotage d’Armored Core : numéro C4-621. Écrasé entre les paysages enchanteurs et les mégastructures brutalistes de béton et de métal, le joueur devra faire de multiples choix pour naviguer avec succès dans une intrigue désabusée aussi grave que passionnante, qui demandera à être recommencée 3 fois pour découvrir toutes les fins possibles et accéder à toutes les options du jeu cachées.
Solitude, nostalgie, amertume, personnage principal en déliquescence : les joueurs des générations 3 et 4 d’Armored Core, mais aussi des Souls, sont bien chez eux. La comparaison avec ces derniers jeux s’arrêtera cependant à cette similarité tonale et un certain goût pour la narration contextuelle. En effet, FromSoftware l’a martelé pendant la promotion : si Armored Core VI: Fires of Rubicon est un die and retry dépressif à la difficulté relevée dans un monde à bout de souffle, ce n’est pas Elden Ring avec des robots. Et ce, quand bien même les fans de Souls accrocheront immédiatement à Armored Core VI: Fires of Rubicon.
Ce n’est pas un Souls, mais les boss sont inoubliables
MECHANICAL ANIMALS
Armored Core VI: Fires of Rubicon est un jeu dynamique, fulgurant. Chaque duel avec un autre Armored Core dure moins d’une minute et, comme le disait un certain Isshin Ashina, hésiter, c’est mourir. On retrouve d’ailleurs la fameuse jauge de posture de Sekiro, qu’il faudra surveiller attentivement. Chaque décision d’input se prend en une fraction de seconde, et en dehors des duels, chaque mission est un test de réflexe, qui parfois tourne carrément au bullet hell géométrique. Face à cela, dans son hangar, le joueur devra peser le pour et le contre de chaque pièce d’équipement, dont certaines, cruciales, changeront radicalement le gameplay. Et bien sûr, les possibilités offertes sont phénoménales.
Lance-flammes, épée laser, bazooka, minigun, jambes aviaires pour sauter partout, jambes quadrupèdes pour équiper toutes les armes lourdes du jeu et faire du vol stationnaire, lance-missiles plasma, bombes au napalm, revolvers, fusils laser… bref, Armored Core VI: Fires of Rubicon a prévu l’intégralité de l’arsenal de mort issu des rêves les plus humides des fans de Warhammer 40 000 et de Knights of Sidonia. Et encore, il faudrait aussi ajouter les types de propulseurs, les générateurs d’énergie ou les processeurs d’ajustement de visée. Toutes ces options de personnalisation de votre machine de guerre donnent le tournis. Un tournis alimenté par l’ambiguïté morale permanente dans laquelle baigne le jeu.
Oui tous ces missiles sont à tête chercheuse, et oui il faut tout esquiver (idéalement)
La sublime génération 4 d’Armored Core avait déjà entamé cette réflexion sur la futilité de la guerre et sur la place du joueur dans ce vaste jeu de massacre, mais ce nouvel opus pousse cet aspect encore plus loin grâce à son ambition maximaliste et en obligeant le joueur à tourner les armes vers la planète elle-même. Chaque boss, humain ou mécanique, est une rencontre absolument mémorable, par l’ampleur des destructions causées ou par l’essence même des ennemis combattus. Le Corail, comme une espèce d’âme vivante, permet en effet parfois à des machines de « prendre vie » pour défendre Rubicon 3, et certaines rencontres tournent à une version dopée aux hormones de Shadow of the Colossus.
Vertigineux, Armored Core VI: Fires of Rubicon l’est par son oscillation constante entre deux échelles. Celle du destruction porn face à la piétaille que l’on toise du haut de notre semeur de morts grand comme un immeuble, et celle de l’ahurissement écrasant face à des adversaires grands comme… on en reste coi. Les mots manquent d’autant plus face aux décors qui peinent à rentrer dans le cadre et font passer la cité cyclopéenne de Blade Runner pour un tas de Duplo. Des plaines de glace aux cavernes au désert brûlant aux constructions métalliques s’étendant à l’infini dans un ciel enflammé de Corail, Armored Core VI: Fires of Rubicon est une magnifique épopée qui provoque une admiration constante et solennelle.
Votre mission si vous l’acceptez : grimper sur cet énorme structure en marche au loin pour l’abattre
PLAUDITE : ACTA FABULA EST
Perdu entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, le joueur avance à la recherche de son chemin, à la fois surpuissante arme de destruction de masse à l’image, et pourtant constamment réduit à l’impuissance par les dialogues, qui lui rappellent sans cesse sa place dans un ordre des choses qui le dépasse. Celle d’un être sans nom, rescapé d’une mission qui a tourné au fiasco, ramené à un état de conscience arriéré quasi dépourvu de volonté propre et emprisonné dans un cockpit.
Un chien, exploité par un imprésario cynique au sein d’une toile d’araignée stellaire, baladé entre les rets de corporations colonialistes, d’une police intersidérale, des Rubiconiens révolutionnaires et de l’âme consciente de Rubicon 3.
C’est là qu’émerge la vraie beauté d’Armored Core VI: Fires of Rubicon. Bien sûr, le jeu est majestueux à s’en arracher les yeux et bien sûr, le gameplay rend ivre d’adrénaline et de puissance. Honnêtement, tout cela est déjà extraordinaire. Mais c’est le sens du tragique de son histoire et son immense capacité d’immersion qui laissent une marque indélébile. On n’imaginait pas que c’était possible, mais FromSoftware parvient avec brio à transposer les thèmes existentialistes des Souls en nous poussant sans cesse à questionner le sens de chaque action. Bien sûr, avec son contexte de science-fiction froidement réaliste, Armored Core VI: Fires of Rubicon ne peut pas être aussi équivoque qu’un Dark Souls ou qu’un Elden Ring.
Mais le sens de la poésie est bien là, car l’histoire nous est présentée en premier lieu non pas par les informations, mais par les sensations. En l’occurrence, celle de 621, l’être prisonnier de l’armure que le joueur incarne et décalque meta de celui-ci, prisonnier semi-actif d’un programme vidéoludique. Comme Elden Ring juste avant lui, et comme Bloodborne, Dark Souls, et les autres, Armored Core VI: Fires of Rubicon est une nouvelle étape dans le monde du jeu vidéo. Un pas de plus dans la découverte de nouveaux outils pour raconter non pas une intrigue, mais une histoire. Celle d’un jeu divin dont le monde est (trop) proche du nôtre, où la beauté demeure mais se noie dans l’angoisse de l’anéantissement.
Armored Core VI: Fires of Rubicon nous enseigne que le genre humain ne sait s’accomplir que dans la destruction, et que la grandeur de ses ambitions masque mal la petitesse de son orgueil. Comme César, qui commit un sacrilège en franchissant le Rubicon pour marcher sur Rome, causant une guerre civile et le début de sa perte, l’humanité se rue par amour du pouvoir vers sa consumance dans les feux de Corail, déclenchés par le saccage de Rubicon 3, planète sur laquelle 621 renaît illégalement au début du récit. Avant même l’éveil interdit sur la terre sacrée, il est déjà trop tard : le point de non-retour est passé, la déflagration programmée. Pour l’humanité qui franchit l’atmosphère de Rubicon 3, les dés sont jetés.
Test réalisé sur PS5. Armored Core VI: Fires of Rubicon est disponible sur PS4, PS5, Xbox One, Xbox X/S et PC
Le jour ou j’aurai peut-être une PS5