Adieu Eri : un hymne au cinéma et au deuil, par l’auteur de Chainsaw Man

Par Léo Martin
18 janvier 2023
MAJ : 7 mars 2023
3 commentaires
Adieu Eri : photo

Après Chainsaw Man et Look BackCrunchyroll publie enfin sur notre sol la dernière œuvre du génial Tatsuki Fujimoto : un one-shot intitulé Adieu Eri

Un peu moins d’un an après la sortie chez nous de l’excellent Look Back, et en l’absence de nouveaux tomes de Chainsaw Man (du fait d’une pause de l’auteur), c’est ce 18 janvier 2023 que Tatsuki Fujimoto a fait son retour dans nos librairies. Évidemment, les fans de l’auteur savent déjà à quoi s’attendre puisque le one-shot, Adieu Eri, a été publié en avril 2022 sur le site Shonen Jump+. Comme pour Look Back, le manga a connu un retour critique enthousiaste et a gagné plusieurs prix, confirmant le talent de Fujimoto (s’il le fallait encore).

Maintenant, sa sortie chez nous en format physique reste une excellente occasion pour en parler. Si certains d’entre vous, qui lisez ces lignes, ne connaissent pas Tatsuki Fujimoto (ou ne connaissez que Chainsaw Man), c’est aussi le bon moment pour découvrir cet artiste d’exception. Adieu Eri est sa dernière œuvre originale en date – toutefois, c’est également l’une des meilleures portes d’entrée possible pour accoster le travail d’un des plus fascinants prodiges de la bande dessinée de cette décennie.

 

Adieu Eri : photoBonjour Eri

 

shonen meets shojo

Si vous avez peut-être entendu parler de Chainsaw Man, c’est sans doute grâce à son adaptation animée récente (produite par les studios Mappa) qui a fait pas mal de bruit. Une œuvre certes remarquable (et à bien des égards un chef-d’œuvre dans le genre), mais à laquelle il convient de ne pas se stopper. Chainsaw Man est une licence du Shonen Jump, publié hebdomadairement, et qui se tient aux côtés de mangas comme Jujutsu Kaisen. Pour cette raison, Fujimoto est souvent comparé à d’autres auteurs de shonen et Chainsaw Man parfois perçu comme un divertissement d’adolescent, efficace, mais au final bas de plafonds. Il y a tant à dire, mais en quelques mots : ce serait absolument faux de le croire. 

Contrairement à beaucoup de ses collègues du Shonen Jump (comme Gege Akutami, Koyoharu Gotōge ou même Eiichirō Oda), Tatsuki Fujimoto n’est pas l’homme d’un seul récit. Ici n’est pas venu le moment d’évoquer ses œuvres de jeunesse, de Fire Punch (sa première série) ou de Chainsaw Man. Néanmoins, il est urgent de ne pas perdre de vue l’entièreté de son travail, quand on discute de l’un de ses ouvrages. De la même façon que l’on garderait bien en tête la filmographie totale d’un réalisateur pour parler de lui. Justement, c’est bien de cinéma qu’il est question dans Adieu Eri, ce one-shot qui est aussi la somme de toutes les obsessions artistiques de Tatsuki Fujimoto. 

 

Adieu Eri : photoPerfect date

 

Adieu Eri est intégralement raconté du point de vue du téléphone portable de Yuta. Le jeune homme se rêve cinéaste et il filme tout ce qui l’entoure, jusqu’à notamment capturer les derniers instants de sa mère mourante. Lorsque tout le monde se moque du film qu’il a réalisé sur le décès de celle-ci, il décide de se jeter du toit de son collège. C’est alors qu’il rencontre Eri, une adolescente cinéphile, qui semble être la seule à avoir apprécié son long-métrage. Elle souhaite le pousser à faire un autre film, qui cette fois touchera tout le monde. Le manga est ainsi construit comme une série de plans filmés au smartphone, recomposant le récit de leur amitié, jusqu’à flouter les barrières entre l’authentique et la fiction.

En quelque 200 pages, Fujimoto condense avec brio tous les motifs les plus récurrents de ses œuvres précédentes : les angoisses d’un jeune artiste (Look Back), la folie qu’il faut avoir pour aimer le cinéma (Fire Punch) ou encore les romances désespérées et les relations abusives (Chainsaw Man). Adieu Eri est un véritable codex qui rend toute l’œuvre de son auteur plus claire, tout en étant lui-même un mystère. Une bande dessinée qui se fantasme comme un film, qui démarre d’un simple « boy meets girl » pour, au final, voir éclore une splendide réflexion sur l’art et le deuil. 

 

Adieu Eri : photoSoirée vidéo-club

 

ne coupez pas

L’une des habitudes les plus remarquées de Fujimoto est sa manie de référencer de nombreux films qu’il aime dans ses œuvres. C’est à tel point que l’on pourrait en faire un jeu à boire et probablement finir en coma éthylique à la fin du deuxième tome de Fire Punch. Adieu Eri n’est évidemment pas une exception puisqu’une bonne partie du récit est centrée sur notre duo de personnages regardant des films et discutant de cinéma. On aperçoit notamment un plan de Fight Club ou le DVD de Call me by your name. Combiné au point de vue de caméra subjective du manga, on tient ici l’ultime ode au septième art par Fujimoto, qui n’en cesse d’en vanter la puissance et la magie.

Mais pour en faire un tel morceau de son intrigue, on peut se poser la question : à quoi sert ici le cinéma ? Un simple éloge aurait pu être assez vain et superficiel. Pire, il aurait pu donner le sentiment que Fujimoto méprise finalement assez son propre médium, bien plus intéressé par un autre art dans lequel il n’a pas la chance d’exercer. Ce n’est évidemment jamais le propos. À travers le personnage d’Eri, le cinéma est représenté comme « une deuxième vie. »

 

Adieu Eri : photoAu 9 h des Halles

 

Il ne s’agit pas d’un art ultime, supérieur aux autres, ou un divertissement efficace pour passer le temps. Le cinéma est une alternative au monde que l’on connaît – il s’inspire de tous les arts et les inspire en retour, car il est le seul qui incarne un remède à la mort. Le thème du deuil et de la disparition des proches est aussi très récurrent chez Fujimoto, mais il n’est ni gratuit ni foncièrement pathétique. Il est une véritable problématique existentielle avec laquelle ses personnages doivent toujours se débattre pour y trouver une solution ou y donner un sens.

Dans Fire Punch, le monde après la mort ressemble à une salle de cinéma. Dans Adieu Eri, ce serait plutôt une salle de montage. Yuta filme sa vie, mais filme aussi la mort (celle de sa mère). Mais il ne conserve pas toutes les images. Par le choix de ce qu’il va montrer dans son film, il exerce un travail de montage sur ses propres souvenirs ainsi que sur la mémoire collective. En somme, il truque le passé pour faciliter son deuil. Ses films sont une alternative au réel, qui est plus belle, plus facile à supporter, et qui a plus de sens que ce qu’il a vraiment vécu. Tout son apprentissage avec Eri consiste basiquement à maîtriser cet exercice et, surtout, à saisir ce que signifie « d’y ajouter une touche de fantasy. » 

 

Adieu Eri : photoHistoire d’un rush

 

La beauté 24 fois par secondes

C’est ici que la forme totale de Adieu Eri prend son véritable sens. Au même titre que les spectateurs auxquels Yuta projette ses films, nous sommes aussi trompés par ce qu’il nous montre. L’immersion est absolument totale avec cette succession de plans (parfois quasiment les mêmes) et ses flous de mouvement qui évoquent la sensation d’une caméra instable. Tout est mis en place, avec un génie du dessin et du découpage sans pareil, pour que l’on puisse croire à l’authenticité de ce que l’on voit.

On est d’autant plus frappé lorsqu’une scène se révèle être un moment de fiction explicite, nous découvrant à quel point nous sommes incertains de la véracité de tout ce qui est filmé. Eri et Yuta nous tendent un très beau piège dans lequel on tombe avec un immense plaisir. Lorsqu’un peu de fantastique vient se mêler à la fête, inutile de chercher à savoir ce qui relève de la réalité ou du mensonge. C’est la beauté de l’art qui compte – c’est là où la bande dessinée devient le support parfait pour Fujimoto.

L’immobilité du dessin ainsi que le rythme particulier (propre à chacun) de la lecture viennent déstabiliser notre perception du récit. Contrairement à un film où nos sens sont guidés à un tempo précis, ici le médium nous offre une liberté totale pour apprécier sa fiction. Sans repère fixe, on ne sait pas sur quel pied danser. Est-ce une tragédie ou une histoire heureuse ? Un récit fantastique ? Réaliste ? Faut-il sourire ou pleurer ? Finalement, le choix nous est laissé. Ce qui compte le plus dans les dernières (magnifiques) pages d’Adieu Eri, c’est que l’irréel sublime le réel et que l’art l’emporte sur la mort.

 

Adieu Eri : photo

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Paprika

Votre conclusion résume parfaitement ce que peut être l’art séquentielle lorsqu’il découpe une scène case par case. Libre à chaque lecteur de lire à son rythme, de passer quelques pages et d’y revenir à sa guise. Un lecteur qui est en interaction avec un livre ou une BD est bien différent que lorsqu’on est devant un film ou un épisode d’une série et que l’on reste passif sur son fauteuil ou canapé, et qui cela dit, nous guide par le biais de chaque séquence.
Quant au manga présenté, il donne envie de s’y plonger. Je le lirais à l’occasion.
Bonne continuation.

Léo Martin

@mephiles Merci ! C’est une œuvre me tenait à cœur et je suis heureux que vous en ayez apprécié la lecture. Chainsaw Man et Fire Punch sont aussi à part mais de vrais pépites que je ne saurai trop recommander. Look Back est aussi excellent et un autre one-shot comme Adieu Eri.

Mephiles

Superbe critique, bravo!

C’est le premier manga que je lis de Fujimoto et quel manga! J’ai vraiment adoré être dupé de cette manière et de tourner la dernière page en étant totalement conquis. Hâte de découvrir Chainsaw man et Fire Punch!