Catogan et bottes de cuir
« [Karl Lagerfeld] a menti sur pratiquement tout son parcours et il a reconstruit entièrement sa vie ; il a fait de lui un personnage, parfois un produit marketing aussi. Au fond, c’était un homme à la fois connu du monde entier mais il gardait aussi tout son mystère », indique Raphaëlle Bacqué au micro d’Europe 1. L’entrevue remonte à juin 2019, période à laquelle la journaliste Le Monde assure la promotion de son nouvel ouvrage Kaiser Karl, première biographie jamais consacrée au couturier.
Systématiquement affublé de lunettes noires, d’un indéboulonnable catogan, de gants de cuir et de talonnettes, feu le directeur artistique de la maison Chanel flirtait davantage avec la fiction que le réel, qualifiant lui-même sa persona de « marionnette dont [il] tire les ficelles ». Une idée que les multiples controverses dont celui-ci fera l’objet tout au long de sa carrière ne pourront qu’alimenter davantage.
Le bougre était-il aussi intolérant que le suggéraient certaines de ses prises de position, ou la polémique n’était-elle qu’un outil publicitaire parmi tant d’autres ? Peut-être un peu des deux. Comme a pu l’avancer Andy Warhol, pour qui Lagerfeld a brièvement joué les acteurs dans les années 70, « n’importe quelle publicité est une bonne publicité ».
C’est donc d’un rôle qu’il s’agit, d’une idée drapée de mystère plutôt que d’un individu, et peut-être cette propension à la cachotterie est à désigner comme motivation principale de la série. À la sortie du livre — près d’un an jour pour jour après le décès de l’artiste —, les articles de presse se multiplient et se jouent tous du même champ lexical : « Karl Lagerfeld déshabillé », « Le vrai visage de Lagerfeld », « Lagerfeld sans masque », et on passe et des meilleures.
Séduite par le potentiel d’un récit où le fantasme se joue du factuel, Gaumont se saisit alors des droits d’adaptation, et deux ans plus tard, la plateforme Disney+ annonce officiellement la mise en chantier du projet. Car c’est bien d’un vaste chantier dont il s’agit. Soucieuses de faire honneur au plus français des Allemands, Isaure Pisani-Ferry (connue avoir signé l’écriture de la série Netflix Vampires) et Raphaëlle Bacqué n’ont pas souhaité jouer la carte de l’économie.
Tournée entre Paris, Monaco et l’Italie, cette première saison de Becoming Karl Lagerfeld a nécessité près d’une cinquantaine de décors différents, quelque 3000 costumes coordonnés par la créatrice doublement césarisée Pascaline Chavanne (également connue pour sa longue collaboration auprès de François Ozon), réunit pas moins de 2200 figurants, et bien entendu, requit des mois et des mois de recherche et de travail d’archives auprès des différentes maisons de couture concernées.
Campbell’s Soup Cans
Si de toute évidence, la production n’a manqué ni de financement, ni de moyens techniques, ni de main d’œuvre ni même de bonne volonté, elle accuse cependant d’un manque criant de fantaisie. Que l’on s’entende, Becoming Karl Lagerfeld n’est nullement dénuée de savoir-faire. Jérôme Salle (Largo Winch, Kompromat) et Audrey Estrougo (Suprêmes, À la folie) livrent, au contraire, une mise en scène bien propre, bien lisse, laquelle ne semble pas être dépourvue de bonnes idées quand elle ne s’occupe pas de les passer à la trappe.
Il ne sera donc guère question de jeter la pierre au dispositif employé par le duo de réalisateurs – aussi fade puisse-t-il être. Non, il s’agira plutôt de réserver ladite pierre au scénario lui-même, lequel souffre non seulement d’un découpage pour le moins curieux, mais multiplie surtout les ellipses les plus inopportunes.
Certes, la manœuvre confiée aux scénaristes impliquait d’apprendre à jongler entre le caractère multidimensionnel du personnage titre, la complexité de ses relations interpersonnelles et les codes d’un microcosme à la hiérarchie nébuleuse, tout en étirant la chronique sur une décennie lourde de rebondissements.
Mais c’est à se demander où diable est passé le panache ; ce qui, au vu du sujet, fleure bon l’hérésie, et enraye surtout le bon investissement du spectateur. Difficile en effet d’être particulièrement investi par les évènements, aussi tragiques certains puissent être, tant le récit ne fait qu’observer d’un œil passif la vie du couturier. Dans un monde idéal, cette distance manifeste est le produit d’un parti pris établi pour mieux figurer le détachement émotionnel et la rigueur professionnelle dont Karl Lagerfeld avait fait ses marques de fabrique.
Ses angoisses, ses complexes et ses échecs y seraient ainsi mis en scène avec la même négligence factice qui était la sienne, complexifiant de fait la lecture de ses relations avec son amant Jacques de Bascher (Théodore Pellerin, excellent), sa mère chez laquelle il vivait toujours à presque quarante ans, et son ami devenu rival Yves Saint Laurent (Arnaud Valois, surprenant).
Malheureusement, il semblerait que cette tiédeur soit plutôt due à une sorte de maladresse académique (ou, pire encore, réponde à un désir de facilité digeste raccord au catalogue tenu par Mickey), qu’un engagement conscient et assumé.
Lagerfeld Confidential
Il serait toutefois fort exagéré de rapprocher la série d’un acte manqué. Tout d’abord parce que comme cela a été indiqué plus haut, nombreuses sont les petites mains à avoir mis suffisamment de cœur à l’ouvrage pour garantir à leur passion de transcender l’écran, et enfin, parce que le brio du casting compense amplement toute notion de frilosité technique.
Comme il fallait s’y attendre de la part d’un acteur aussi versatile, Daniel Brühl ne fait pas que tirer le meilleur de la partition qu’il lui a été confié, non. Il aurait été pourtant si simple de se satisfaire d’un acte monotone tout en se reposant sur son propre héritage germanique. Au lieu de cela, l’interprète injecte à son personnage une sensibilité énergiquement refoulée. La composition se veut donc retenue, nuancée, et se distingue de plus belle au détour d’une poignée de très jolies scènes ; à commencer par celles dépeignant les troubles alimentaires ainsi que sexualité du kaiser.
Le calendrier a beau afficher 2024, l’asexualité n’est encore que trop peu reconnue et représentée par les médias, invisibilisant de fait tout un pan de la communauté LGBTQ+. L’absence totale d’appétence pour la chair de l’autre, la crainte de la mise à nu, ou encore le dégoût envers un corps jugé disgracieux sont autant de gênes éprouvées par Lagerfeld, lesquelles ont chacune enrayé le bon déroulé de sa relation « push-pull » avec son unique amant.
Néanmoins, Brühl a beau être excellent sous les traits du couturier, c’est à Théodore Pellerin que revient le rôle le plus exaltant. Dandy hédoniste batifolant dans les pattes de la jet set parisienne, c’est ce fameux Jacques de Bascher qui, ironiquement, vole à Karl la vedette de sa propre série.
À voir l’aisance avec laquelle le Québécois se fond dans ce personnage aussi attachant que détestable, on serait tenté de lui pardonner son braquage. Après tout, ce n’est pas de sa faute si son Jacques est mieux écrit, et plus prompt à la folie que le stoïcisme d’emprunt de Karl. Néanmoins, le spectateur ne peut s’empêcher de penser, à terme, que les têtes pensantes derrière la série se sont tout simplement laissées dépasser par l’idée de « battre le masque » Lagerfeld, quitte à malencontreusement bouder ce dernier.
Becoming Karl Lagerfeld profite ainsi d’une base solide, mais peine tristement à réaliser l’ampleur de son potentiel. De par son exécution résolument scolaire, l’ensemble se laisse effectivement regarder sans la moindre anicroche, mais seuls quelques passages parviennent à marquer durablement les esprits en s’extirpant du lot. Alors bien sûr, il y a plus dramatique dans la vie, mais pour un récit censé s’articuler autour d’une figure aussi paradoxale, c’est un tantinet frustrant.
Becoming Karl Lagerfeld est disponible en intégralité sur Disney+.
C’est quoi cette manie de faire film séries sur chaque personnage de la mode!
Oui, je sais que c’est une série, c’est pire. Un contenu pour plateformes. Un biopic en 6 parties même pas foutu de tenir le spectateur en haleine sur la totalité du temps.
Le biopic, l’autre type de film, avec les préquelles, les reboots, les remakes, les suites à chiffre et les spinoffs qui sont la marque du temps présent qui refuse d’aller de l’avant. Au lieu d’inventer, de tenter, de trouver de nouvelles formes, on fait du sur sur place et on nous raconte mollement, scolairement la vie des grands zommes comme dans les magazines people de ma grand-mère, fussent-ils les pires des connards superficiels et sans intérêt que la Terre ait porté. Je plains les chercheurs du futur pour arriver à trouver une vérité quelconque à notre époque vu le nombre de déchets culturels que nous semons derrière nous depuis vingt ans.
Mais alors pas du tout d’accord avec votre analyse superficielle. C’est bel et bien fait explique Jacques est sur le devant de Karl : la scène au mariage où Karl est seul au milieu des invités car c’est Jacques la vedette. Et le film extra qu’il réalise et que Karl va cacher ! C’est incroyable de ne pas comprendre cela…
***SPOILER***
Cette série m’a littéralement embarqué. J’ai enchaîné tous les épisodes d’un coup. Les acteurs principaux sont magnétiques et l’alchimie entre les deux est réelles. Mention à Alex Lutz qui est absolument terrifiant. J’ai ressenti une petite baisse d’intérêt dans les 2 derniers épisodes, l’évolution de la relation entre Karl et Jacques devenant malsaine et on devine qu’elle n’évoluera plus. Mention également à la musique qui est excellente et à la restitution historique. J’avoue avoir versé ma petite larme à certains moments. J’espère qu’il y aura une saison 2 !
Je mets 4 étoiles sur 5.
ça manque peut-être de panache, mais certainement pas d’élégance.