SOUS BONNE GARDE
Au début des années 2000, le cinéma hindi a vécu une nouvelle vague passionnante de cinéma d’auteur. Parmi les talents les plus admirables de ce mouvement, Vikramaditya Motwane occupait une place de choix. Capable de jongler entre drame social (Udaan), classicisme au sens noble du terme (Lootera) et cinéma de genre expérimental (Trapped), le cinéaste a prouvé au fil du temps sa capacité à renouveler sa mise en scène et son propos.
Depuis quelques années, cette vague indépendante a été tristement balayée et la plupart des anciens prodiges se retrouvent limités à des films de plateformes ou des séries. Plus qu’un choix par défaut, Vikramaditya Motwane utilise pourtant ce média comme un champ d’expérimentation passionnant. On lui doit certaines des plus grandes séries indiennes récentes, dont Le Seigneur de Bombay et Jubilee. C’est donc avec curiosité qu’on attendait Black Warrant : En sursis, sa nouvelle création racontant l’histoire vraie d’un gardien de prison dans les années 80.

Fidèle à lui-même, le réalisateur livre une œuvre à la mise en scène intelligente et soignée. Chaque plan est minutieusement réfléchi, le découpage force le respect. Sans faire dans la démonstration stylistique, il trouve un équilibre complexe entre sens de l’esthétique et réalisme immersif. Même constat dans son utilisation de la musique, jamais envahissante mais systématiquement efficace. On retiendra ainsi le parti pris osé d’inclure une chanson au sixième épisode, ce qui donne vie à une des plus belles séquences de toute la série.
Pour accompagner sa rigueur technique, Black Warrant peut compter sur un casting irréprochable. Pour ses rôles secondaires les plus importants, la série se repose sur des valeurs sûres du cinéma d’auteur indien comme Rahul Bhat ou Tota Roy Chowdhury. En revanche, le trio principal est confié à de jeunes talents qui impressionnent dans un registre particulièrement périlleux. Mention spéciale à Paramvir Cheema qui incarne un gardien sikh au parcours émotionnel turbulent.

PAS SI FICTION
Une des grandes forces de la série, c’est sa capacité à jouer constamment sur une fine ligne entre les éléments classiques que l’on attend d’un thriller carcéral et son ancrage dans la réalité du livre autobiographique qu’elle adapte. À première vue, on a l’impression de découvrir un univers faussement familier. On a droit aux sempiternelles guerres de gangs au sein de la prison, aux tentatives d’évasion ou encore aux interrogatoires violents qui virent à la bavure. Des thèmes classiques traités avec une efficacité indéniable.
Une fois que Vikramaditya Motwane a posé toutes les bases de son histoire, il vient renverser nos attentes avec brio. Le cinéaste contrebalance systématiquement les stéréotypes du genre par une approche bien plus réaliste. En adaptant fidèlement le livre de Sunil Gupta et Sunetra Choudhury, la série doit ménager ses rares rebondissements sensationnels.

Les événements dramatiques majeurs sont rares dans une vie carcérale, quand bien même il s’agirait d’un établissement aussi redouté que la prison de Tihar. Paradoxalement, ce sentiment de réalisme extrême ne fait qu’amplifier la tension. On a l’impression d’être piégés dans une cellule avec une bombe à retardement qui peut exploser à tout instant. La pression mentale ne vient pas des soudaines violences, mais plutôt de l’attente insoutenable.
Le réalisateur joue d’ailleurs avec cette dualité entre fiction et réalité. Ses personnages admettent ouvertement leur cinéphilie. Le protagoniste principal confie ainsi s’être engagé en tant que gardien de prison après avoir vu le film Ankhen au cinéma. Ses jeunes collègues plus impulsifs rêvent d’être des jeunes hommes en colère comme la superstar Amitabh Bachchan en incarne à l’écran. Mais chaque fois que le fantasme de la fiction devient trop fort, la brutalité du réel vient balayer les rêves des personnages. Comme incarnation de ce dilemme, le tueur en série Charles Sobhraj plane sur toute la série, à la fois monstre réel et charmeur qui prend la vie pour un théâtre constant.

LES ZONES D’INTÉRÊT
Bien plus qu’un thriller carcéral grisant ou qu’une reconstitution saisissante, Black Warrant est surtout un sommet d’analyse humaine et sociale. Les failles juridiques lamentables et les conditions carcérales terrifiantes sont représentées avec une justesse qui glace le sang. On n’avait probablement pas vu de telles séquences de chaos et de déshumanisation depuis le choc La loi de Téhéran de Saeed Roustayi.
D’autant que la série refuse systématiquement de porter le moindre jugement moral sur ses personnages. En ce sens, le superintendant Rajesh Tomar est montré ouvertement comme étant un homme corrompu et insensible aux souffrances des prisonniers. Et pourtant, ça ne l’empêche pas d’être un père aimant ou d’être capable de sacrifices désintéressés. Chaque gardien a ses défauts, ses qualités mais surtout ses contradictions. Toute l’œuvre est une plongée au cœur de nos zones grises morales.

Il en va de même pour les prisonniers qui ne sont à la fois jamais caricaturés en monstres sanguinaires et jamais idéalisés en victimes pathétiques. Vikramaditya Motwane parvient ainsi à nous émouvoir lors de condamnations à mort impitoyables sans pour autant nous cacher les crimes horribles commis par plusieurs condamnés. Le cinéaste semble avant tout se poser la question de l’empathie et de ses limites. Où s’arrête l’humanité ? Qu’est-ce qui déclenche le renoncement ?
Au final, Black Warrant s’avère être une très grande série politique en évitant soigneusement d’être moralisatrice. Nous sommes confrontés à une analyse chirurgicale du système judiciaire indien, de ses failles et de la détresse des classes sociales les plus démunies. Difficile de fermer les yeux sur le rôle que joue la pauvreté extrême lorsque deux prisonniers acceptent de tuer une femme pour à peine 500 roupies (moins de 6 euros).
En fin de saison, la reconstitution des émeutes contre les sikhs vient nous parler de communautarisme, de discrimination religieuse. En ce sens, Vikramaditya Motwane utilise les années 80 pour nous parler d’aujourd’hui et dépasse largement les frontières indiennes dans son constat inquiétant. Ce qui devait être le témoignage d’une époque révolue reste une actualité tristement universelle.
Black Warrant : En sursis est disponible sur Netflix depuis le 10 janvier 2025.

Si c’est une telle pépite pourquoi limiter la note à 4 étoiles ?