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Cent ans de solitude : critique de la plus belle série Netflix de 2024

Par Déborah Lechner
17 décembre 2024
MAJ : 17 décembre 2024
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En mars 2019, Netflix a réussi ce qui était encore impensable du vivant de Gabriel Garcia Marquez : obtenir les droits d’adaptation de son chef-d’oeuvre, Cent ans de solitude, 57 ans après sa publication. Cette première barrière tombée, il restait un plus grand défi à relever pour les réalisateurs Alex Garcia Lopez et Laura Mora Ortega, à savoir adapter ce roman-fleuve longtemps rangé au rayon des inadaptables. Et s’il y avait de quoi s’attendre au pire, le géant du streaming nous offre au contraire un beau cadeau de Noël, qui transpose avec brio l’univers si singulier de l’auteur colombien sur le petit écran. 

Cent ans de solitude : critique de la plus belle série Netflix de 2024 © Canva Netflix

100 ans de solitude qui prennent fin

Autant crever directement l’abcès : non, la série Cent ans de solitude de Netflix n’égale pas le roman éponyme de Gabriel Garcia Marquez, véritable sommet de la littérature contemporaine. Mais qu’importe, au fond, puisqu’elle n’avait pas à atteindre l’inatteignable pour réussir là où personne d’autre ou presque n’avait encore essayé. Forcément, adapter une oeuvre aussi riche (en thématiques et en nombre de pages), qui plus est pour la première fois de l’Histoire, nécessitait bien de laisser un peu de matière de côté pour pouvoir correctement modeler tout le reste.

S’il perd donc de sa complexité, notamment politique et anthropologique, le récit conserve toute sa puissance onirique et sa charge prophétique et apocalyptique féroce. On peut même dire que la série perd en nuance ce qu’elle gagne en force symbolique pure. C’est le cas dès le premier épisode qui, plutôt que de s’ouvrir sur l’exécution du colonel Aureliano Buendia (Claudio Cataño) et le célèbre incipit du roman, plonge d’abord au coeur du village ravagé de Macondo et met ainsi à profit les possibilités et plus-values qu’offre le médium par rapport à la littérature.

Pour sceller la promesse d’un destin funeste, la caméra s’arrête sur tout ce qui constituera l’histoire à venir, de son prologue à son épilogue : un arbre généalogique (avec un enfant à queue de cochon à la racine), la peinture écaillée d’un Saint, un dessin d’Ouroboros, le cadavre d’une femme, un berceau vide, des colonies de fourmis et un homme seul dans un laboratoire. Ce n’est qu’après cette présentation de tous les stigmates de la famille Buendia que l’épisode rembobine et qu’un mystérieux narrateur omniscient entre en jeu.

Plutôt que l’évidence qui se révélait progressivement aux lecteurs, c’est donc la fatalité qui s’impose d’emblée aux spectateurs, maintenant que l’histoire de Garcia Marquez a fait le tour du monde et que la surprise et l’inattendu ont été décortiqués dans tous les sens. Cent ans de solitude joue cartes sur table en annonçant la chute inexorable des personnages qui, à chaque fois qu’ils essaieront de contrecarrer ou ignorer la malédiction qui pèse sur eux, ne feront que la concrétiser.

 Le Colonel Aureliano Buendía, le premier né de Macondo

Ce parti pris narratif n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’autre tour de force télévisuel de l’année : la saison 2 de House of the Dragon et la tragédie écrite des Targaryen qui partagent plusieurs points communs avec les Buendia. Mais à la place des dragons et autres éléments relatifs à la fantasy, c’est plutôt le réalisme magique qui teinte cette histoire gargantuesque.

Chronique d’une autre mort annoncée

HOUSE OF THE BUENDIA

Hormis la chronologie, dont l’ordre naturel est rétabli pour éviter de pénibles allers-retours, la série reste fidèle au roman d’origine, ne réarrangeant ou supprimant que quelques détails par-ci par-là par commodité. Les événements sont donc repris tels qu’imaginés par l’auteur colombien, tandis que la série retrouve la tonalité envoûtante et magnétique du roman ainsi que son mysticisme prégnant.

Comme dans les pages d’origine, le surnaturel et l’irrationnel s’invitent dans le quotidien des Buendia, souvent à travers des d’effets pratiques qui rendent ces phénomènes paradoxalement palpables. Au-delà de ce numéro d’équilibriste entre le fantastique et le factuel, le tangible et l’intangible, la série retrouve toute la rugosité du livre, sans se rendre indigeste, ce qui est d’autant plus louable.

cent ans de solitude
Le début de la fin

Si Cent ans de solitude a longtemps été réputé inadaptable, c’est parce que l’histoire compte un nombre incalculable de personnages quasi éponymes répartis sur six générations, tous plus ambivalents et détestables les uns que les autres. La narration est elliptique, le phrasé parfois lourd et tout est fait pour brouiller les repères et faire perdre la notion de temps aux lecteurs qui finissent bien souvent par errer à leur tour dans les rues de Macondo à mesure que les chapitres défilent et que la toile de fond se découd. Le livre n’a pas vocation à distraire ou divertir et c’est là que la série aurait pu trébucher.

Wingardium Leviosa

Un film expérimental peut chercher à pousser son public dans ses retranchements, mais pour une série de huit épisodes (de plus d’une heure chacun), le pari de l’inconfort était totalement fou, pour ne pas dire suicidaire. Surtout qu’aucune concession n’a été faite pour vivifier ou adoucir l’histoire, notamment ce qui relève de la pédophilie et de l’inceste qui sert de péché originel.

La narration reste également vaporeuse et laconique, comme si certaines scènes étaient totalement décousues des précédentes et que rien n’était jamais garanti d’arriver quelque part, sinon dans une impasse. Ce sentiment plus abstrait à la lecture s’incarne intelligemment à l’écran dans les couloirs et allées de la maison principale des Buendia qui devient la scène d’un ballet soigneusement chorégraphié qui joue avec les entrées et sorties de champs des protagonistes.

Les liaisons dangereuses

Le rythme, quant à lui, est à la fois lancinant (grâce à l’unité de lieu, à la voix grave et à la diction lente du narrateur) et infernal, chaque épisode étant un flot ininterrompu d’événements qui laissent peu de répit aux personnages et aux spectateurs. Cent ans de solitude n’est pas le genre de série à binge-watcher, au risque de vite vouloir changer de programme. Elle nécessite cependant de s’enfermer dans une bulle hermétique, de s’immerger au maximum et ne pas quitter l’écran des yeux pour plonger dans les interstices de ce récit exigent qui ne prémâche rien au spectateur passé le premier épisode.

Toutefois, la suite promet d’être encore plus sinueuse et déstabilisante (et donc géniale). La première saison s’arrête environ à la moitié du roman et ferme un premier cycle qui sert de socle à l’histoire. À partir de là, la série devrait plonger dans un état encore plus second, avec des personnages qui ne seront plus que les reflets déformés de leurs aînés, dont les noms, les personnalités, la profonde solitude et les destins se confondent volontairement jusqu’à ce que Macondo deviennent le village désolé qu’on a découvert au tout début de la saison.

Un beau portrait de famille à quelques jours de Noël

RÉVOLUTION ÉCONOMIQUE

La série n’est pas qu’un incroyable exercice d’adaptation, c’est aussi un bel objet télévisuel aux ambitions cinématographiques. En plus de la photographie de Paulo Perez et Sarasvati Herrera qui appuie son ensoleillement artificiel pour renforcer l’onirisme ambiant, il faut saluer le travail colossal pour ériger Macondo (construite presque entièrement pour l’occasion) et représenter ses différents stades d’évolution, limitant au maximum l’utilisation de fonds verts.

L’immersion est saisissante, tant pour les meubles qu’on croirait sortis d’un musée que les tenues des habitants qui s’adaptent à chaque ère et avancée sociale. Pour celles et ceux qui ont imaginé l’endroit et ses moindres détails au fil des pages et l’ont gardé dans un coin de leur tête, cette concrétisation est presque émouvante.

Une séquence mémorable

Même si on ne connait pas encore son budget, la série a des moyens, et ça se voit à l’écran, en particulier pour certains passages qui ressortent gagnants de cette transposition comme l’arrivée de l’armée conservatrice et le chaos humain qu’elle entraine avec elle. Quant au casting hispanophone, la majorité est inconnue pour le public occidental, mais reste une belle découverte, en particulier le couple doyen de Marleyda Soto et Diego Vásquez qui incarnent avec une justesse poignante ces deux colosses aux pieds d’argile.

À bien des égards, la série réalisée par Alex Garcia Lopez et Laura Mora Ortega est donc un petit miracle qui aurait mérité d’être davantage mis en lumière par la plateforme. On ne mettra cependant « que » 4 étoiles à cette première saison quasiment irréprochable, pour le simple plaisir de laisser à la seconde la possibilité d’en décrocher 4,5. 

La saison 1 de Cent ans de solitude est disponible depuis le 11 décembre 2024 sur Netflix en France

Cent ans de solitude, affiche
Rédacteurs :
Résumé

Difficile d’imaginer comment la série Cent ans de solitude aurait pu mieux adapter le chef-d’oeuvre éponyme de Gabriel Garcia Marquez. 

Tout savoir sur Cent ans de solitude - Saison 1
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elji

Totalement d’accord avec votre belle (comme très souvent) critique.
j’avais peur de cette adaptation et elle est de celle qui me rappelle pourquoi j’ai aimé le roman, et pourquoi cet amour n’est pas près de s’arrêter.
Je suis impressionné par le travail d’adaptation pour arriver à retranscrire l’âme du roman, en particulier l’inscription du surnaturel en tant que normalité exceptionnelle.
ça va être dur d’attendre la suite.