Lancée l’année dernière, Halt and Catch Fire n’a pas assuré la succession annoncée de Breaking Bad et Mad Men, deux des plus grands titres de la chaîne AMC. La sortie en DVD et Blu-ray, qui coïncide avec la diffusion de la saison 2 aux Etats-Unis, sera l’occasion de corriger cette erreur.
On entre dans Halt and Catch Fire comme dans un nuage de fumée. Pas celles des cigarettes de Don Draper mais celle, symbolique, des processeurs et des esprits bouillants évoqués par le titre – référence à une mythique instruction de langage informatique qui lance la machine au maximum de ses capacités, au risque d’en perdre le contrôle et entraîner son autodestruction. Car la série créée par Christopher Cantwell et Christopher C. Rogers, deux quasi novices, offre un voyage périlleux en terrain inconnu, une plongée envoûtante, mystérieuse et terriblement excitante.
Difficile pourtant de savoir de quoi il est question dans cette série de prime abord autiste – on y parle BIOS, IBM, concurrence, vol et finances, entre des bureaux grisâtres et une maison jaunâtre. Il y a néanmoins de quoi s’accrocher dès le pilote : un tatou fauché par une voiture en guise d’introduction, un Lee Pace au charisme ravageur, une Mackenzie Davis renversante, et ce fantastique générique, impulsion artistique gonflée sur un remix de Trentemoller. Même Mad Men n’a pas été aussi percutant dans son premier épisode. La comparaison n’a d’ailleurs rien d’opportuniste ou facile : en plus de partager la même chaîne, les deux séries ont cette même approche aride et brutale, presque désobligeante, et cette dramaturgie en creux qui chamboule durablement son spectateur, confronté à une force silencieuse mais saisissante.
MAD SCIENCE
Sur le papier, Halt and Catch Fire se résume en quelques phrases : dans le Texas des années 80, la petite entreprise de Cardiff Electric est prise en otage par deux hommes et une femme, lancés dans la création du premier ordinateur personnel face au géant IBM. Une opération lancée par l’opportuniste Joe MacMillan, qui embauche Cameron Howe, une marginale surdouée, et Gordon Clark, un employé endormi dans une existence loin de ses ambitions d’hier, pour changer le monde. Avec une idée en tête, que ce gourou énonce très vite et très bien lui-même : « Le monde devra s’adapter à nous, pas le contraire. »
Il semble clair, dès les premiers épisodes, qu’il s’agira moins de l’histoire de cette révolution technologique fictive et fantasmée, que celle d’une quête : de modernité, de sens, de pouvoir, de soi. « Les ordinateurs ne sont pas ce qui compte Ils sont le moyen d’arriver à ce qui compte », s’exclame la passionnée Cameron, que rien ne provoque plus que la médiocrité et la banalité de l’espèce humaine.
Comme Mad Men, qui ne parle de publicité que pour expliciter, voire exorciser, les névroses nationales, Halt and Catch Fire fait de cet ordinateur une chimère après laquelle les héros courent pour échapper à leur destin. La série tire sa principale force de ses fabuleux personnages, moteurs d’une intrigue parfois bancale, ou dans tous les cas suffisamment opaque pour expliquer la succès tout relatif de la série – un défaut de fabrication qu’on retrouve dans la sublime Hannibal, elle aussi boudée par le public.
ESCAPE
En première ligne de cette équipe : Joe MacMillan, archétype du sale type charismatique, arrivé de nulle part pour aller partout et par tous les moyens. Identité sexuelle trouble, ambition démesurée, assurance indéfectible, ce sophiste de l’ère reaganienne est un bulldozer sans foi ni loi, débarqué dans cette petite ville comme un cavalier de l’apocalypse. Une bête assoiffée d’énergie, et qui agira comme un élément conducteur pour rallier ses troupes et relier les esprits – une scène le montre même inciter Cameron à se prendre une décharge d’électricité pour éveilleur leur appétit sexuel. Ce démiurge machiavélique (« Je vous ai créé tous les deux ! » dira t-il dans l’épisode 8) a le visage de Lee Pace, comédien remarquable qui trouve ici son rôle le plus noble. A ses côtés, la punk Cameron Howe (Mackenzie Davis) sera le feu et Gordon Clark (Scoot McNairy), l’eau trouble.
Comme dans Mad Men, la figure de la femme, de prime abord secondaire, est centrale. Et les créateurs assument totalement l’approche : « C’est une série féministe ». C’est parce qu’il rencontre Cameron dans les premières minutes que Joe s’emballe, et que la série démarre, et c’est parce que Donna (étonnante Kerry Bishé) rejoint l’aventure que celle-ci continue. Dès la mi-saison, il devient clair que la femme de Gordon tient une place véritable dans l’équation : Joe avance en miroir avec Cameron, comme Donna avec Gordon. Ce double duo ne fonctionne pas sur la base de l’addition simple, mais de la multiplication des cerveaux, des idées et des effets, faisant de ce quatuor une formule hautement instable. Personne n’est dupe quant à la faisabilité du projet et les moyens employés par Joe, mais tout le monde y trouve son dû. D’où cette vitalité dramatique à voir avancer ensemble, mais indépendament, cette galerie de marginaux. La saison 2, qui suivra notamment Mutiny, créé par Cameron et Donna, est donc particulièrement excitante.
Car au fond, c’est plus l’histoire de destruction que de création. Comme si chaque personnage n’attendait que ça : l’opportunité de brûler sa vie par les deux bouts. Ce que la série montre, avec un certain brio, c’est que ces quatre personnes portent tous en elles cette flamme destructrice ; flamme qui les pousse à achever un moineau à la pelle, à exploser une vitrine de magasin en pleine tempête pour voler une poupée, à fabriquer un chalumeau pour terroriser deux gamines et incendier un camion rempli d’ordinateurs. A partir de là, Halt and Catch Fire se présente comme la chronique d’une chute annoncée et quasiment souhaitée. Une course à la mort en langage binaire.
LA GUERRE DU FEU
En plus de cette richesse thématique, conjuguée à la finesse de l’écriture (ces creux narratifs, ces métaphores obsédantes, ces silences surexpressifs) et la qualité de l’interprétation, Halt and Catch Fire bénéficie d’une direction artistique séduisante : de la géniale bande son à la mise en scène racée, baignée dans des lumières magnifiques, la série est emballée avec ce vrai soin mesuré, qui distingue les meilleures séries de ces dernières années. Elle possède en outre ce charme et ce mystère si particuliers, qui donnent envie de suivre ses héros dans les plus sombres recoins de leur âme.
A Télérama, Christopher Cantwell explique : « Nos héros sont des gens qui auraient pu exister dans les failles de l’histoire informatique des années 1980. Ils ont affaire à des individus et à des entreprises bien réels, comme IBM ou Apple, mais ils représentent la face cachée de cette révolution, ces petites entreprises qui ont très tôt pris des risques, fait avancer la recherche, avant de disparaître dans les recoins de l’histoire ». Etonnant parallèle : la série, qui a miraculeusement eu droit à une saison 2, semble condamnée à disparaître tôt ou tard dans un relatif anonymat, faute d’audience (et, à l’heure où c’est une donnée non négligeable, de buzz). Halt and Catch Fire finira donc oubliée elle aussi, et rangée sur les interminables étagères de l’histoire de la télévision américaine. Mais elle aura brillé de mille feux, comme ses personnages.
Halt and Catch Fire, saison 1 de 10 épisodes, disponible dès le 3 juin en DVD et Blu-ray chez Wild Side. Bonus : Faire renaître les années 80 – Digital Cowboys : les pionniers de l’informatique – Briser les codes : recherche et technologie.
Lee Pace est effectivement remarquable dans son rôle… Et quelle série !
Après le niais dans Pushing Daisies, Lee Pace m’a particulièrement étonné là dedans. Bien dommage de le voir en figurant de luxe dans Les Gardiens de la galaxie…