Pas de vagues : critique d'une école en colère avec François Civil

Judith Beauvallet | 27 mars 2024 - MAJ : 28/03/2024 11:28
Judith Beauvallet | 27 mars 2024 - MAJ : 28/03/2024 11:28

Troisième film de Teddy Lussi-Modeste, qui avait déjà réalisé Jimmy Rivière et Le Prix du succèsPas de vagues s’attaque à un sujet épineux. Pas tant celui des fausses accusations de harcèlement sexuel, comme pouvait le suggérer la bande-annonce, mais celui de l’incapacité du système scolaire à faire face à la détresse des élèves et des professeurs. Co-écrit avec Audrey Diwan (réalisatrice de L'Evénement) et inspiré d’une expérience vécue par le réalisateur alors qu’il était lui-même enseignant, ce récit d’un homme petit à petit broyé par l’hypocrisie de son milieu est une très bonne surprise. Et sans doute l'une des meilleures performances de François Civil à ce jour.

thèse, antithèse

Lorsque la bande-annonce de Pas de Vagues est sortie, elle a déclenché son lot d'indignations sur les réseaux. Et pour cause : en résumant l’intrigue du film à “un gentil professeur est victime de fausses accusations de harcèlement sexuel de la part d’une élève”, le court montage tombait plutôt mal. Alors que Judith Godrèche venait de prendre la parole aux César pour dénoncer le silence entourant les abus sexuels dont les jeunes filles sont victimes dans le milieu du cinéma, la bande-annonce semblait se placer du côté Macron/Depardieu sur le spectre de la complaisance envers l’idée que les femmes qui dénoncent sont des menteuses, doublées d’emmerdeuses.

Pas que le sujet du mensonge soit interdit en soi, mais disons que le timing, pour le traiter sous cet angle, était d’un goût particulièrement mauvais. Seulement voilà : le thème que la bande-annonce met en avant n’est pas du tout (et heureusement) le sujet de Pas de Vagues. Si le personnage se retrouve accusé, certes sans jamais avoir voulu harceler son élève, c’est parce qu’il n’a pas su établir la distance nécessaire avec sa classe, ni une réelle impartialité. De fait, le malaise de la jeune fille est légitime, et si elle se trompe sur les intentions de son professeur, le film n’invalide jamais son ressenti.

 

Pas de vagues : photo, François CivilPas de vagues dans une marée humaine

 

Bien plus que les accusations, les sujets du film sont la vigilance dont les professeurs doivent faire preuve dans leur rapport aux élèves, et l’incapacité de l’Education nationale à réagir et à prendre en charge la détresse des étudiants et de leurs enseignants. Ajoutons aussi à ça une peinture du piège tendu par la société aux enfants qui grandissent en milieux défavorisés, l'instrumentalisation des victimes, et une petite étude de l’homophobie latente dans un milieu qui se pense ouvert, et l’on obtient une meilleure idée des réelles intentions du long-métrage.

Abordant toutes ces thématiques sans enfoncer de portes ouvertes ni tomber dans les discours niais et formatés, ce n’était pas gagné. Pourtant les deux scénaristes s’en tirent joliment. La plupart des sous-textes font mouche avec le peu d’espace qui leur est donné, parce qu’ils sont insérés avec naturel et crédibilité. Si bien que le spectateur sent que, dans ce système scolaire, un premier problème en révèle immédiatement mille autres, donnant la terrible impression que l’issue n’existe pas pour celui qui veut être le prof idéal. Pour les autres non plus, d’ailleurs, sauf s’ils ont la sagesse de s’en tamponner.

 

Pas de vagues : photo, Mallory WanecquesUne trentaine d'élèves et presque autant de formes de mal-être à l'école

 

Marée basse

Pour autant, est-ce que tout est parfait, dans ce subtil et engagé récit ? Non. A force de vouloir mettre en lumière cette absence de solution à des problèmes profonds qui dévorent élèves et professeurs, le film ne sait pas comment conclure. Ne pouvant envisager de résolution sans amoindrir la puissance de son cri de rage, l’histoire en oublie de se boucler, et laisse le spectateur sur un climax assez frustrant. Cette dernière séquence fait sens dans son propos, mais n’achève rien, et tente de compenser par un basculement dans ce qui ressemblerait presque à du cinéma de genre. Malheureusement, l’effet est un peu grossier et apporte un point final qui est en dessous du reste de l’œuvre.

D’ailleurs, les quelques séquences qui prennent davantage de libertés formelles (en comparaison à la mise en scène sobre et à la photographie réaliste du film) ont parfois du mal à trouver leur ton. Terribles moments suspendus où la projection de l’esprit épuisé de Julien prend le dessus, ou épais effets de style qui encombrent la narration ? Un peu entre les deux, peut-être.

 

Pas de vagues : photo, François CivilTar' ta gueule à la récré

 

Ils font la personnalité du film, et d’autre part, accentuent quelque peu ses maladresses. Comme celles qui consistent à rester trop loin des élèves. Les motivations ou les ressorts des uns et des autres se laissent juste deviner, au point d'abandonner la volonté première de prendre mieux en considération leur ressenti (chose pourtant très bien mise en scène dans la séquence de la goutte d’eau qui fait déborder le vase pour la jeune fille souffrant des remarques de son professeur). Effleuré avec trop de timidité, le parcours personnel des adolescents reste pur accessoire à celui de Julien.

Par ailleurs, si la question de l’homophobie ordinaire est abordée de manière intelligente (les collègues de Julien qui partent du principe que son homosexualité vaut pour totem d’immunité et devrait être connue de tous), la représentation du couple homosexuel comporte les mêmes éternels défauts : des scènes de tendresse jouées avec la sensualité d’un mode d'emploi Ikea, et des dialogues quelque peu clichés. Bref, au regard de l’appréhension causée par sa bande-annonce, il est clair que Pas de Vagues est une excellente surprise, bien qu'elle ne soit pas exempte de défauts.

 

Pas de vagues : photo, François CivilQuand l'école devient prison

 

électro-choc

Toutefois, le film de Teddy Lussi-Modeste joue plusieurs cartes imparables, qui lui permettent de marquer durablement l’esprit de son spectateur. Il n’est pas aisé de tirer son épingle du jeu parmi les films qui dénoncent plus ou moins bien le craquage des profs et l’errance des élèves dans une Education nationale devenue laboratoire docile des politiques discriminantes et déshumanisantes. La Journée de la jupe, L’Esquive, Entre les Murs, et récemment La Salle des Profs... L’école reste l’un des sujets favoris d’un cinéma souvent social, et réinventer la question n’est pas évident. Mais là aussi, Pas de Vagues surprend positivement.

Au-delà des séquences plus “genre” déjà évoquées, ainsi que l’habileté de l’écriture, comment ne pas citer la formidable utilisation de la chanson Every Single Day, de Benassi Bros et Dhany ? Oui, vous avez bien lu, le morceau électro dont les gens d’une certaine génération (notamment celle de la personne écrivant ces lignes) regardaient le clip en boucle sur MTV en rentrant du collège en 2005. Le morceau est utilisé de deux manières : tout d’abord pour son côté ringard et commercial, de manière intradiégétique, comme marqueur de l’intrusion dans la vie privée de Julien, lorsqu’une vidéo de lui en train de danser avec son compagnon est partagée sur les réseaux.

 

Pas de vagues : photo, François CivilBande de bâtards on est que 1

 

Véhicule de son humiliation et de la révélation non-consentie de son homosexualité, la musique met mal à l’aise par son côté un peu niais et caricatural. Mais par la suite, et notamment dans l’excellente scène de fin, la chanson devient extradiégétique, et sa mélodie à la fois mélancolique et entraînante, dont les basses ressemblent aux battements d’un cœur qui s’emballe, sublime à merveille l’impasse dans laquelle se trouve Julien.

Crucifié par ses erreurs, achevé par la trahison de l'institution qui l'emploie, Julien reste sauvegardé dans le souvenir de son bonheur perdu. Et avec ça, on en oublierait presque de souligner qu’avec ce personnage, François Civil livre peut-être sa meilleure performance à ce jour, faisant oublier le trop lisse D’Artagnan derrière l’interprétation toute en finesse d’un homme qui se pensait au-dessus de la vigilance.

 

Pas de vagues : Affiche officielle

Résumé

Par rapport à sa bande-annonce grossière, Pas de vagues se révèle bien plus nuancé et intelligent. Cette dénonciation virulente d'un système scolaire qui se refuse à prendre en compte la détresse des élèves et des professeurs essuie certes quelques maladresses, mais parvient malgré tout à bouleverser, grâce à une écriture sensible et une interprétation excellente (et la musique de Benassi Bros).

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commentaires
Mich mich
01/04/2024 à 09:57

Excellent film ...François Civile est extraordinaire de sensibilité dans un jeu complexe et émouvant ...un regret pas de vagues sur l identite de la famille à l origine de cette accusation abjecte ..tout désigne une famille des musulmans non respectueux de la laïcité et des valeurs du pays d accueil générosité tolérance ...les menaces de mort et mes gestes simulant une décapitation..l atteste ..petit manque de courage ...par peur ?? Comme le proviseur...hélas ..

Rafug
31/03/2024 à 14:49

Excellent article qui résume parfaitement le ressenti que j'ai eu de ce film.

Eric Solo
31/03/2024 à 14:40

"une Education nationale devenue laboratoire docile des politiques discriminantes"

Va falloir développer. Que l'éducation nationale souffre de graves dysfonctionnements à la fois par sa bureaucratie et par la perte de sens qu'à la transmission du savoir dans notre société consumériste, où l’enseignement est devenu un service marchand comme un autre, c'est une chose mais reprendre sans filtre la thèse d’une discrimination institutionnelle y compris au sein de l'éducation nationale c’est reprendre sans filtre une thèse dangereuse et mensongère ( jamais la loi n'a autant protégée les minorités et jamais le législateur n'a autant condamné les discriminations , quand à imaginer les enseignants ou même l'éducation nationale comme porteurs de discriminations c'est comment dire ... formidable) portée par des identitaires comme Houria Bouteldja.

Ethan
29/03/2024 à 14:00

@Judith
"’il n’a pas su établir la distance nécessaire avec sa classe, ni une réelle impartialité"

Lorsque vous dites ça, on est vraiment sur votre ressenti. On peut aussi se dire qu'il a su établir la distance nécessaire avec sa classe. Ensuite sur l'impartialité ça n'existe pas au sens que la liberté de la manière d'enseigner est personnelle donc un peu subjectif. L'être humain n'est pas un robot

gregus
29/03/2024 à 07:40

Merci d avoir rappelé le titre de la chanson finale, cette chanson ne sortait pas de ma tête depuis deux jours sans que je la retrouve ! J ai beaucoup aimé ce film et ses faiblesses, pas de temps morts, un rôle à vif et une réalité à prendre en compte, des deux parties . Quelqu'un a t il un avis sur la scène du hammam, on dirait que le conjoint du prof prend clairement la main d'un client ? infidélité ? cette question me taraude

Grift
28/03/2024 à 16:28

@Judith
Merci pour votre retour. C'est gentil d'avoir pris la peine de répondre.
Je trouve compréhensible qu'elle se trompe sur les intentions. Et je trouve comprehensible qu'elle puisse être dans la malaise. Mais je ne trouve pas ca "normal" (dans le sens normatif) d'être dans la malaise dans ce cas de figure. Mais je conçois complètement (aussi) que ce n'est pas "anormal" non plus vu sa condition (elle est mal dans sa peau comme vous le souligniez).
Et ca ne minimise pas le fait qu'il faut en déduire que c'est de notre devoir à tous d'attentif à cela. De fait, c'est plus ca que je trouve légitime : Le fait d'avoir cette attente de la part des profs en l'occurence.
(J'entends parfaitement qu'on puisse avoir un avis different. C'est pour ca que j'ai mis à "titre perso"). Merci encore pour votre retour. Bonne journée !

Kobalann
28/03/2024 à 15:26

Quel manque de courage de ne pas avoir aborder le sujet principal qui fait l'actualité régulièement ces derniers temps ainsi qu'aujourd'hui même (menaces de mort sur profs et proviseurs .., Samuel Paty, lycée Maurice Ravel)
Le communautarisme, la remise en cause des cours d'Histoire, les revendications religieuses et leur fondamentalisme et extremisme qui s'illustre aujourd'hui dans des proportions jamais atteintes au sein de nos établissments. Ca fait peur.

Pourquoi effacer ce com EL ?

GTB
28/03/2024 à 15:02

@Judith Beauvallet - Rédaction> Les choses que vous semblez présenter comme évidentes et claires sont en réalité situées dans une zone grise et floue où il y aurait beaucoup à débattre. Un mal-être est toujours "légitime" en soi, peu importe ce que vous dites et vos intentions. Justement, soustraire l'intention d'un propos revient à briser la communication. Les mots, seuls, deviennent manipulables.
Quant au remarque sur le physique, dire "charlotte est brune" est une remarque sur le physique. Pour autant, elle n'est ni déplacée ni problématique.
Quant au comportement des profs, il me semble tout aussi important de défendre leur légitimité du droit à l'erreur en tant qu'humain. On est pas des robots. Le boulot des profs n'est pas assistant sociale, et pourtant c'est un rôle qu'il endosse voire qu'on reprochera de ne pas avoir endossé en cas de problème. Et un prof qui sent un problème chez un élève et lui consacrera d'avantage de temps et d'attention c'est également du favoritisme. Mieux s'entendre avec un collègue plutôt qu'un autre est, par exemple, également du favoritisme social pouvant être mal vécu. Faut-il proscrire toute nuance d'affinité pour autant ? Tout favoritisme n'est pas à condamner. Il suffit de regarder du côté du japon pour voir les conséquences néfastes d'une relation prof-élève qui maintient à tout prix sa distance sociale.
L'important me semble être de toujours garder à l'esprit qu'on parle ici d'humains, de relations humaines et que si la cherche d'amélioration est des plus louables, il est illusoire voire malsain de sortir de l'équation l'erreur humaine. La véritable question est : comment gère-t-on les erreurs des uns et des autres. Ici, on a un exemple d'un échec cuisant. Les conséquences allant bien au delà de la situation d'origine.

chrcsa
28/03/2024 à 12:29

Amusant quant on compare avec les raisons récentes du pas de vague. S'ils avaient eu le courage d'aborder le sujet qui a conduit le proviseur de Maurice-Ravel de démissionner, leur message aurait peut-être eu encore plus de poids.

Quant au malaise de la jeune fille compréhensible, si on avait conservé la distanciation nécessaire entre prof et élève (Ah l'estrade comme cela manque), peut-être que jamais ce genre de situation n'aurait pu arriver dans la vie réelle. Pas de raison q'un jeune prof (donc biberonné à toutes ces choses qui ont conduit l'éducation nationale dans le marasme actuel) ne tombe pas dans ce genre de travers sans mauvaise intention

Morcar
28/03/2024 à 10:33

Intéressant. Vos échanges semblent bien indiquer que toute la subtilité de ce genre de situation est bien traitée par le film. Ca me donne de plus en plus envie de le voir.

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